Le texte que nous présentons ici a été écrit en 1975 par André Volkonsky (1933-2008)
deux années après son retour en France. De 1947, date à laquelle il a
suivi ses parents en URSS, à 1973, celle de son arrivée en Occident, il
fut citoyen soviétique, sujet d’un régime qui interdisait ses œuvres,
censurait les programmes de l’Ensemble Madrigal, qu’il avait fondé, et limitait son activité de claveciniste.
Désigné sous l’appellation de « Souvenirs d’André », ce manuscrit n’était connu que de quelques amis et n’avait jamais été publié.
Les Souvenirs sont un texte
hétéroclite, quelque peu surprenant. Ce n’est ni l’évocation de la vie
musicale soviétique, ni celle des relations d’André Volkonsky avec
de grands hommes de son temps ; la musique n’est présente que par le
récit de son combat contre l’obscurantisme de l’URSS de
Khrouchtchev. Nous sommes dans les années soixante. André Volkonsky
décrit sa vie : il compose de la musique de film afin d’avoir les moyens
de fuir le régime, effectue de longs voyages en Asie centrale, en
Sibérie et au Caucase, sa terre d’élection. Aventures et rencontres
jalonnent son chemin : André sympathise avec des ermites de la forêt
sibérienne, navigue en péniche sur l’Amou-Daria ; un chauffeur de
camion lui offre des fleurs quelques minutes avant de s’écraser dans un
précipice ; la fête annuelle des Touchètes l’impressionne ; il fait
naufrage sur le lac Baïkal, partage un compartiment de train avec un
membre du Comité Central… Avec, en toile de fond, la vision, par un
homme à double culture, d’un pays à la fois anéanti et encore intact,
ainsi que cet art des Russes d’Union soviétique, notamment d’André, de
se faire des amis partout.
Il y aura bientôt une confrérie des lecteurs des Souvenirs d’André
Volkonsky, tant ce manuscrit – rédigé en français -, séduit à la fois
par les thèmes abordés et par ce qu’il révèle de son auteur.
Curieusement, alors qu’André parlait un français parfait, il abonde en
tournures particulières : russicismes, réminiscence de l’argot
d’après-guerre et utilisation d’une langue que l’on qualifierait
aujourd’hui de désuète. Nous avons laissé le texte en l’état ; très
compact, il a été fragmenté en plusieurs paragraphes afin d’en faciliter
la lecture.
A la fin de sa vie, André Volkonsky
regrettait d’avoir quitté l’URSS. « J’étais utile », disait-il.
En dépit des invitations officielles de l’ère Gorbatchev et des
sollicitations de ses nombreux amis, il n’est jamais retourné en Russie.
Nul doute qu’à l’exemple de certains compositeurs et interprètes de
l’ex-Union soviétique, il eût pu mener une carrière internationale, se
partager entre la Russie et l’Occident. Mais on ne le lui a pas
demandé, ou si peu, ou trop tard…
André Volkonsky, musicien…ces trois mots
sont inscrits sur la tombe d’André au cimetière de Menton, face à la
mer, à l’Italie. Musicien, et musicien seulement : – Volkonsky, comme
dans Guerre et Paix? lui demandait-on parfois. – Non, Volkonsky comme la musique. Ce mot l’accompagne, gravé sur sa tombe.
Peeter Volkonsky, le fils d’André, a retrouvé la traduction russe des Souvenirs. Les
deux moitiés de la vie d’André Volkonsky sont donc ici réunies pour la
joie de ses amis russes et occidentaux, ainsi que pour la découverte de
l’homme et de son œuvre.
Les photographies illustrant ce texte ont été choisies par André lui-même pour la pochette du Clavier bien tempéré. Il voulait laisser cette image de lui ; nous les avons reprises pour honorer sa mémoire.
Marina Gorboff, Paris, le 16 avril 2017
***
LES « SOUVENIRS » D’ANDRE VOLKONSKY
( version originale française/ и русский перевод )
André Volkonsky (1933-2008) en 1983
1. L’exposition
du Manège fut annoncée avec une grande pompe. Elle était censée
retracer l’itinéraire glorieux de l’art socialiste réaliste durant toute
l’époque du pouvoir soviétique. Ce devait
être une exposition monstre, regroupant les artistes de toutes les
générations qui s’étaient voués à peindre et sculpter les
« lendemains », ou plutôt « les présents qui chantent ». L’histoire même
du bâtiment dénommé Manège n’est pas sans intérêt. Construit à la fin
du XVIIIe siècle juste à côté du Kremlin dans le style communément
appelé Empire, il servait d’écuries. Ensuite, tout naturellement, il fut
transformé en garage pour les Packards, les Zims et les Zis des
dignitaires soviétiques. En 1962, on décida en haut lieu de le rendre à
des fonctions plus nobles et d’en faire une salle d’exposition
permanente. C’est à ce moment que les dirigeants de l’Union des
Peintres Soviétiques, se sentant menacés dans leur position – certains
membres de cette commission ayant commencé à murmurer -, eurent l’idée
machiavélique de s’adresser à un certain Biéloutine et lui proposèrent
d’exposer. Ce Biéloutine était un peintre relativement jeune qui avait
regroupé autour de lui quelques adeptes en vue de créer un atelier d’Art
Décoratif, terme devant pudiquement voiler certaine velléité de faire
de la peinture échappant à la routine officielle. Biéloutine, n’en
croyant pas ses oreilles, s’empressa d’accepter. On mit à sa disposition
une toute petite salle dans laquelle furent présentés plusieurs autres
artistes sortant de l’ordinaire, dont Falk et Neizvestnyi.
Falk
appartenait à l’ancienne génération. Il était de l’avant-garde déjà
avant la révolution. Ensuite, il avait émigré et fait partie de ce qu’on
appelle l’Ecole de Paris. Il fut l’ami de Soutine et de Modigliani. En
1938, il revint à Moscou où il fut englouti par la nuit de
l’intolérance. Il vécut misérablement, se nourrissant de
betteraves, pratiquant le judo et la boxe, tout en continuant à peindre
ses belles natures mortes. Jamais il ne fut exposé. Quelques personnes
appartenant à « la haute société », dont Ehrenbourg, qui se flattait d’être un « libéral », lui
achetaient de temps en temps quelques tableaux, et c’était tout. Il
mourut dans les années cinquante, entouré de quelques fidèles. Au
Manège, ce fut la première fois que le public eut accès à ses peintures.
Quant à Neizvestnyi – jeune sculpteur de tendance expressionniste -, il
venait peu de temps auparavant de se produire dans une exposition à
l’Union des Peintres même, exposition qui avait fait beaucoup de bruit.
Le jour J. arriva enfin et l’inauguration
eut lieu à grand renfort de fanfares. On attendait la venue de
Khrouchtchev en personne. C’est dans ce petit détail que consistait le
machiavélisme du plan. Khrouchtchev arriva enfin, entouré de sa petite
cour. On lui fit parcourir les quelques kilomètres de peinture
représentant des prolétaires hilares devant leurs hauts-fourneaux et de
kolkhoziens assis devant des tables ployant sous les victuailles et
agitant de petits drapeaux, tout ceci dans une manière qu’aurait trouvée
académique même un prix de Rome 1860. Ensuite, avec beaucoup de
perfidie, on l’entraîna dans la fameuse petite salle. Khrouchtchev,
stupéfait, qui n’avait jamais rien vu de pareil, entra dans une fureur
noire. Les artistes étaient présents. – « Vous êtes tous des
pédérastes, tempêtait Khrouchtchev. Chez nous, on fout dix ans de tôle
pour des trucs pareils ! » – « Voilà enfin des paroles dignes de
Lénine », émit avec beaucoup d’à-propos Serov, président de l’Académie
des Beaux-Arts de l’URSS. Tout le monde, penaud, baissait la tête.
Neizvestnyi fut le seul à oser répondre. Il proclama qu’il s’était battu
pendant la guerre, qu’il avait versé son sang pour la patrie, qu’il
était communiste et qu’il ne permettrait à personne, fut-ce à
Khrouchtchev en personne, de l’insulter. En effet, Khrouchtchev lui
avait lancé au visage: -« Il n’y a que la tombe pour guérir un bossu »
(proverbe russe). Ce à quoi Neizvestnyi rétorqua -« Vous avez employé
cette méthode, non sans succès, à l’époque de Staline. J’avais cru
comprendre que ce n’était plus l’usage aujourd’hui ». Il fallait un
sacré culot pour oser dire une chose pareille. Quoi qu’il en soit, une
fois de plus, les carottes étaient cuites. Quelque temps après,
Khrouchtchev convoqua les coupables dans sa datcha pour se lancer de
nouveau dans les diatribes sur l’art bourgeois décadent, sur
l’obligation de poursuivre une lutte idéologique sans répit contre
l’Occident pourri, puis se tournant vers un personnage timidement assis dans un coin et que
personne n’avait remarqué, il le pria de se lever et déclara : -« Nous
avons là devant nous un écrivain merveilleux qui, lui, décrit la réalité
sans ambages et sans la déformer comme vous. Voilà, camarades, sur qui
vous devriez prendre exemple ! »
Cet écrivain, c’était…Soljenitsyne ! Une journée d’Ivan Denissovitch venait
à peine de paraître. Ce fut le premier clin d’œil que l’Histoire nous
décocha. L’autre fut réservé à Neizvestnyi. Après son limogeage,
Khrouchtchev, se morfondant dans l’inaction et éprouvant peut-être des
remords tardifs, invita plusieurs fois chez lui le malheureux sculpteur.
Ils eurent, paraît-il, des discussions fort animées, qui ne manquèrent
pas d’influencer progressivement la Weltanschauung du vieil homme
d’Etat. La bombe explosa soudain. Dans son testament, Khrouchtchev
exprimait le désir que le monument funéraire qui devait couronner sa
tombe fut confié à…Neizvestnyi. Khrouchtchev fut enterré à la sauvette
mais sa famille veilla à l’accomplissement de son dernier vœu. L’on peut
voir aujourd’hui au cimetière de Novodevitchi à Moscou cet étrange
monument : le buste du dictateur est écrasé entre deux blocs de granite,
l’un blanc, l’autre noir. Allégorie ? Pour en terminer avec
Neizvestnyi, il finit par émigrer lui aussi et se trouve maintenant en
Occident. 2. En décembre 62, les
représentants les plus en vue de la jeunesse artistique et littéraire
furent invités à se présenter à la Commission Idéologique du Comité
Central pour une soi-disant conversation amicale. J’arrivais légèrement
en retard. La salle était bondée. J’occupais en l’occurrence la seule
place libre et me trouvais assis par un hasard miraculeux à côté de la
camarade Fourtseva, notre ministre de la Culture. Elle ressemblait à s’y
méprendre à la cuisinière de Lénine (« J’espère qu’il arrivera un jour
où n’importe quelle cuisinière pourra gouverner notre Etat ». Lénine
op.cit.). Il est vrai qu’on l’imaginait plutôt se crêpant le chignon
avec ses voisines d’appartement communautaire que se penchant sur un
bortsch. Elle ne m’avait jamais vu auparavant mais trouva néanmoins bon
de me susurrer à l’oreille : -« Quelle journée passionnante ! N’est-ce
pas que c’est merveilleux de voir tant de gens cultivés ensemble ? » La
pauvre, ayant évolué toute sa vie dans le milieu des apparatchiks, n’en
avait effectivement jamais vu. Sur l’estrade siégeait une brochette de
visages glabres, la Commission Idéologique. Je dois avouer pourtant
qu’ils avaient l’air de joyeux lurons en comparaison de leur président,
le commandant Illyitchev. Vêtu d’un complet étriqué couleur caca de
souris, nanti d’un pince-nez à la Béria, d’une pâleur maladive avec de
la mauvaise graisse autour, il faisait penser à un croque-mort à la
retraite. « En voilà un qui doit compulser à ses moments perdus le
manuel du parfait petit bourreau », me dis-je. Je dois ajouter pour la
petite histoire qu’il fut bientôt nommé ambassadeur à Pékin. Les
camarades chinois ont dû avoir en lui un interlocuteur de choix. Il n’y
avait qu’une fausse note dans ce monde lunaire : la trogne d’Adjoubei,
rédacteur en chef des Izvestiaet gendre de Khrouchtchev. Il était difficile d’évaluer, même approximativement, les quantités de vodka
qu’il avait ingurgité durant sa courte mais fulgurante carrière.
Adjoubei, c’était en quelque sorte le logarithme de la vodka. J‘eus la
même impression quelques années plus tard en voyant Brejnev.
La séance commença. C’est un lieu commun,
lorsque l’on parle de « séance », d’ajouter « houleuse ». Elle ne le
fut point. C’était une suite monotone de mea culpa et d’autocritiques.
Biéloutine se distingua particulièrement par sa veulerie. Evtouchenko,
le « malin », parla comme d’habitude pour ne rien dire. Il y eut
pourtant de rares exceptions. Un fille dont je ne me rappelle pas le nom
raconta son enfance, l’arrestation puis la disparition de son père, la
terreur que nous avions tous connue et puis l’immense espoir qu’avait
suscité le rapport Khrouchtchev, l’espoir que jamais cela ne
recommencerait plus…et voilà que maintenant…Et en effet, tout cela
donnait une impression de déjà-vu….les années jdanoviennes…la lutte
contre le cosmopolitisme et le formalisme, etc…L’Eternel Retour, en
quelque sorte…Evidemment, c’était la voix clamant dans le désert…Autant
s’adresser à un mur.
Pendant la pause, le secrétaire de la cellule du Parti de l’Union des
Compositeurs, Karen Khatchatourian, neveu du célèbre, avec lequel
j’avais fréquenté le Conservatoire, s’approcha de moi. Il avait la
réputation d’être plutôt bonne pâte. En l’occurrence, il me dit ceci :
-« Ecoute, mon vieux, ne te fâche pas, mais en tant que secrétaire du
Parti, je serai tout à l’heure obligé de dire du mal de toi. Tu sais que
je ne peux pas faire autrement. Ne m’en veux surtout pas. » – « Tu es
peut-être obligé de le faire puisque tu occupes ce poste, mais dis-moi
un peu, est-ce que toi, on t’a vraiment obligé de l’occuper…ce fameux
poste ? » lui répondis-je en lui tournant le dos. Et en effet, quelques
minutes plus tard, il commença à déverser sur moi le tonneau de
superlatifs injurieux de rigueur. Cette
triste comédie dura trois jours. Je choisis de me taire. Quel dialogue
pouvait-il y avoir avec cette assemblée de paranoïaques ? Je me souviens
de notre charmant poète Kharms, qui disparut dans la tourmente des
années trente et qui, quelque temps avant son arrestation, avait été lui
aussi convoqué par une « commission idéologique » pour subir un lavage
de cerveau. Il écouta avec une patience infinie toutes les insanités
débitées par des tchékistes en veste de cuir. A la fin de la
séance, on lui demanda s’il était d’accord. – « Mais oui, bien sûr,
répondit-il d’une voix douce. Que voulez-vous que je fasse d’autre ?
L’Armée et la Marine sont de votre côté. » Ce genre d’humour devait lui
coûter la vie. Le discours de clôture fut prononcé par Illychev. Il
n’épargna personne. De tous les musiciens, je fus le seul à être cité.
Il ajouta par ailleurs : – « Nous regrettons que Volkonsky n’ait pas
pris la parole. Il nous aurait certainement communiqué des choses
intéressantes. » Et comment ! Je quittais le bâtiment du comité central
conscient de mon rôle de brebis galeuse. Je pris la décision de me
planquer et de me perdre dans la nature pour une durée indéterminée,
jusqu’à ce que la tempête s’apaise. Je donnais mon dernier concert –
consacré à Bach -, le jour de la Saint-Sylvestre. C’était une bonne
chose que de donner aux gens de nouvelles forces pour passer une
nouvelle année. Je réitérais au fil des années et le public prit
l’habitude de venir écouter un peu de musique juste avant le Nouvel An… Puis je dis adieu à Moscou. Mon absence dura exactement un an.
3.
Je me rendis d’abord à Riga, où je devais terminer la musique d’un
film tout à fait idiot dont le scénario avait été bâclé par le
tristement célèbre Mikhalkov, auteur des paroles de l’hymne soviétique
et de fabliaux pour enfants, agent du KGB à ses moments perdus. Ce film
était censé être une comédie musicale. Il avait donc commis quelques
paroles pour les chansons d’usage. Quand je reçus les textes, je
sursautai d’indignation. J’avais accepté de faire de travail pour des
raisons alimentaires, j’étais donc prêt à toutes les platitudes mais
jamais encore je n’avais rien lu d’aussi débile. Dieu sait pourtant que
nous étions blasés ! Je m’adressais au metteur en scène. -« Je sais que
nous faisons ce travail pour de l’argent, je comprends que Mikhalkov, le
millionnaire (autant que l’on puisse l’être en URSS), veuille aussi se
faire un peu d’argent de poche, mais il y a quand même des limites à
tout. Qu’il se donne la peine de trouver dix ou quinze minutes pour
retravailler le texte ! » Le metteur en scène tomba d’accord
qu’effectivement, ce n’était pas Pouchkine. Deux jours plus tard, il
m’avoua que Mikhalkov l’avait envoyé promener, disait que tout était
très bien ainsi et que de toute façon, il ne pouvait faire mieux.
J’éclatai de rire et téléphonai moi-même au Grand Poète.
– Ecoutez, lui dis-je. Je suis un
gentilhomme et vous en êtes un autre (Mikhalkov se targuait
effectivement d’être d’une assez bonne famille et ne manquait jamais de
le souligner).
– Ouais. De quoi s’agit-il ? – Veuillez avoir la bonté d’améliorer
votre texte, autrement je cesserai de vous considérer comme tel. Il
avait quand même un certain sens de l’humour car il condescendit à me
recevoir. J’arrivais dans son appartement encombré de bibelots de prix
et de tableaux de maîtres. Il s’assit devant son secrétaire Louis XV,
prit une feuille de papier et dix minutes après, me la tendit,
rayonnant.
– N’est-ce pas que c’est magnifique ! Sa muse lui avait soufflé une ultime variante :
- Tout le monde dit
- Que l’amour est un poison,
- Mais ce n’est pas vrai
- Mais ce n’est pas vrai
- Mais ce n’est pas vrai !
Le reste était du même acabit. Je compris
qu’il était inutile d’insister. Je m’apprêtais à partir quand il me
déclara soudain : – A propos de gentilhomme, je dois vous dire ceci :
un Juif se fera toujours baiser par un Grec, et un Grec par un Arménien.
Mais n’oubliez jamais qu’un gentilhomme russe baisera toujours tout le
monde. Et tout content d’avoir défini ainsi la mission de la noblesse
russe, il me tapota l’épaule, ce qui voulait probablement
signifier : « C’est jeune et ne sait pas ».
Quant au metteur en scène, c’était lui aussi un numéro. Ses incartades
avaient fait rire tout Moscou. Un certain soir, il s’était rendu avec
une foule d’amis dans le plus grand restaurant de Moscou, le Métropole,
pour y passer une agréable soirée. Hélas, il n’y avait pas une seule
place de libre. Il fit alors appeler le maître d’hôtel et déclara sur un
ton qui n’admettait pas de réplique : – Je vous somme de dresser une
grande table pour moi et mes amis, car je suis le fils de Pavlik
Morozov ! Pour un Soviétique, le nom de Pavlik Morozov est aussi
évocateur que Jeanne d’Arc pour un Français. Vers 1930, en pleine
collectivisation forcée, ce gosse âgé d’une dizaine d’années trouva bon
de dénoncer son père, un paysan, qui avait caché quelques boisseaux de
grains pour nourrir sa famille. Le vieux fut arrêté par la Tcheka et
fusillé sur le champ. Le garçon, lui, fut lynché par le village (il ne
faut pas oublier qu’entre 1929 et 1934, grâce à cette fameuse
collectivisation, 11 millions de paysans sont morts de faim ou ont été
déportés). Depuis, Pavlik Morozov est devenu en quelque sorte le symbole
de la « morale » socialiste puisqu’il avait sacrifié le bonheur filial
au bonheur de la collectivité. On a rabâché son nom à des générations
d’enfants et l’on peut voir dans presque tous les parcs de la Culture et
du Repos ses effigies en stuc, tristes monuments érigés à la gloire de
la délation enfantine. L’absurdité de la scène du Métropole était
d’autant plus flagrante que notre metteur en scène avait un type
arménien fort prononcé et était déjà d’un certain âge. Néanmoins le
maître d’hôtel, perplexe, se gratta la tête et dut se dire « On ne sait
jamais » car il s’inclina et fit dresser la table. C’est ainsi que
périssent les mythes…Je doute du reste qu’en France, je puisse récolter
un même succès en me faisant passer pour un descendant du petit tambour
d’Arcole !
Après avoir rapidement apporté ma contribution au nouveau chef-d’œuvre
cinématographique et empoché mon cachet – fort important, toute une
année de liberté -, je m’apprêtais à quitter les brumes de la Baltique
pour des cieux plus cléments lorsque le téléphone sonna. C’était Moscou.
Karen Khatchatourian, le même qui m’avait houspillé au Comité Central,
était au bout du fil.
– Il y a une nouvelle réunion. Elle sera de loin plus importante
puisqu’elle sera présidée par Khrouchtchev lui-même. Tu dois revenir
d’urgence à Moscou.
– Je regrette, mais je ne peux absolument pas.
– … ?
– Mais oui. C’est le début du printemps au Caucase, il y a les tous
premiers bourgeons, les amandiers fleurissent, il m’est impossible de
manquer cela.
– Tu es complètement fou !
– Inutile d’insister, je ne changerai pas d’avis.
Une demi-heure plus tard, nouveau coup de téléphone. Cette fois c’était
Khrennikov, le secrétaire général de l’Union des Compositeurs, qui se
dérangea pour me raisonner. Je fus inébranlable. Le téléphone sonna
encore plusieurs fois au cours de la soirée, mais je ne décrochais plus.
Ce devait être des fonctionnaires de plus en plus haut placés. La nuit,
j’étais dans le train qui m’emmenait vers mon cher Caucase. J’avais le
net sentiment de les avoir eus. Mais pour combien de temps ?
4. Tbilissi m’accueillit comme
toujours avec la plus grande chaleur. Les amandiers étaient
effectivement en fleurs ; une foule d’amis s’empressa de me fêter,
choyer et cajoler. J’eus droit à des repas interminables où le vin
coulait à flot. Après quelques jours de béatitude, je me mis en devoir
de chercher ma planque. J’étais décidé à composer un ballet pour
Balanchine que j’avais rencontré quelques mois plus tôt lors de sa
tournée à Moscou. Nous nous étions plu et il me l’avait proposé. Je lui
avais demandé ce qu’il aurait voulu comme musique. – « On peut danser
sur n’importe quelle musique à l’exception de Beethoven, me répondit-il.
Faites ce que vous voulez, je m’arrangerai ensuite. » Je le crus
volontiers : j’avais particulièrement admiré ce qu’il avait fait avec
les pièces de Webern. Ceci dit, il était rigoureusement interdit
d’envoyer quoi que ce soit à l’étranger sans passer par le canal
officiel, ce qui, pour des raisons évidentes, était hors de question.
Mais j’étais bien décidé cette fois de passer outre.
Je connaissais à Tbilissi une vieille
dame spécialiste des fresques géorgiennes. Elle avait parcouru pendant
quarante ans tous les sentiers de ce magnifique pays et avait à peu
partout d’innombrables amis. Je lui contais mon affaire, précisant que
voulais trouver un endroit isolé et sauvage pour pouvoir composer en
paix pendant quelques mois . – J’ai ce qu’il vous faut,
s’écria-t-elle, un endroit absolument merveilleux…un monastère de
troglodytes dans un site particulièrement sauvage. Il n’y a personne
sauf un vieil ermite. Je vais vite lui écrire…Vous pourrez vivre chez
lui … Tout à coup, l’expression de son visage changea.
– Oh, j’avais complètement oublié. Cela n’est pas possible…C’est un indicateur de police…
– Comment, m’écriai-je, au comble de la stupéfaction. Mais comment diantre peut-il moucharder s’il vit dans un désert?
– Voyez-vous, m’explique-t-elle…C’est un saint homme…alors les gens
viennent même de loin lui raconter des choses… Deux ans plus tard,
j’appris que ce saint homme avait trouvé une fin bien misérable. Un beau
matin, on le retrouva un poignard entre les omoplates. Les gens avaient
cessé de lui faire confiance.
Nous tombâmes finalement d’accord sur un petit village situé en Géorgie
occidentale, dans les montagnes mais où le climat n’était pas trop rude.
Elle connaissait très bien le maître d’école et me donna un mot pour
lui. « En outre, ajouta-t-elle, vous y verrez une splendide église du Xe
siècle, une des plus belles de Géorgie. »
Je partis le
lendemain avec un ami qui voulait à tout prix m’accompagner pour
m’installer de la manière la plus confortable. Quand nous arrivâmes au
chef-lieu dont dépendait le village, il insista pour que nous rendions
visite aux autorités locales. – « Tu vas voir, c’est tout à fait
différent chez nous » dit-il pour surmonter mes appréhensions. Il me
présenta au secrétaire local du Parti comme étant un compositeur russe
célèbre, et ajouta : « Khrouchtchev lui-même l’a critiqué ! »Je n’en
croyais pas mes oreilles. Mais le visage du fonctionnaire s’éclaira
soudain et la conversation, d’officielle, devint tout de suite
amicale. Il faut expliquer ici que tous les Géorgiens sans distinction
haïssaient cordialement Khrouchtchev parce que celui-ci avait déboulonné
Staline, d’origine géorgienne. On peut affirmer paradoxalement
qu’en Géorgie, le stalinisme était …de l’antisoviétisme. C’était une
forme d’opposition nationale. Quelque temps après le XXe Congrès, quand
on commença à enlever partout les statues du Génial Père des Peuples
dont le pays était infesté, la première émeute d’importance eut lieu précisément à Tbilissi. Il fallut envoyer des troupes spéciales du KGB. La répression fut sanglante, plus de mille morts. Le
secrétaire donna immédiatement des directives au kolkhoze pour que l’on
me fournisse tous les produits dont j’aurais besoin durant mon séjour,
ceci au prix d’achat pratiqué par l’Etat. C’est là que j’eus les preuves
matérielles de l’exploitation éhontée des paysans en URSS. Jugez-en
vous-même : j’avais dorénavant la possibilité d’acheter un cochon pour 3
roubles alors qu’au marché libre, il en valait 40, 45 et même 50. Même
chose pour les autres denrées : fromage, volaille, vin. J’eus soin, plus
tard, au courant de mon séjour, d’acheter à ces prix dérisoires le plus
de cochons possibles et de les distribuer au plus grand nombre de
paysans pour leur usage personnel. Je devins rapidement un personnage
fort populaire. Tout ceci se faisait bien entendu en cachette. Seule la
caste dirigeante pouvait ouvertement s’approvisionner de cette manière.
Ce qui était savoureux dans l’affaire, c’est que j’y avais eu droit
parce que critiqué par Khrouchtchev !
J’arrivais enfin au village dans une jeep
prêtée gracieusement par les autorités. Notre hôte, le maître d’école,
était un personnage impressionnant : âgé de plus de soixante-dix ans, de
haute stature, il resplendissait de santé. Dernier rejeton d’une
famille princière célèbre dans le pays, sa vie fut une perpétuelle lutte
pour survivre. Tous ses proches, frères et sœurs compris, avaient été
exterminés. Il avait échappé au destin en se terrant dans ce village et
en devenant paysan. Il cultivait un minuscule lopin de terre et donnait à
l’école des leçons d’allemand afin d’arrondir ses fins de mois. Il
s’était tellement appliqué à ressembler à « camarade-tout-le-monde »
qu’il fallait un certain effort pour percer les restes de l’éducation
raffinée qu’il tenait de sa prime jeunesse. Sa famille l’avait envoyé,
avant la révolution, faire des études à l’étranger. En 1914, alors qu’il
était assis à la terrasse d’un café à Vienne, un homme basané lui
demanda en mauvais allemand si la place était libre. Cet homme avait le
type caucasien. A tout hasard, mon hôte lui posa une question en
géorgien. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. – « On ne
rencontre pas souvent un Géorgien à Vienne… Depuis, il me fréquenta
assidûment. Il portait mes chemises, nous jouions au bras de fer (je
gagnais invariablement). Un jour, il me demanda de lui prêter cinquante
roubles, une petite fortune à l’époque. Je les lui donnai, après quoi il
disparut à tout jamais. » La guerre éclata. Mon hôte, comme sujet de
l’Empire Russe, fut interné. Ce n’est qu’en 1918 qu’il parvint à
rejoindre son village en traversant à pied la Russie en proie à la
guerre civile. Bien des années plus tard, en parcourant un journal, il
tomba soudain sur la photo du type qu’il avait rencontré à Vienne.
C’était… Staline ! -« Ah, si j’avais su ! Jamais je n’aurais donné
cinquante roubles à cette vipère ! »…Visiblement, il ne partageait pas
l’admiration de ses compatriotes pour le Père des Peuples. Ce n’est pas le seul souvenir que je récoltais sur Staline. Je fis connaissance d’un auguste
vieillard qui, lui, avait joué avec Staline enfant. Il me raconta qu’un
jour, le petit Staline s’adressant à ses camarades, s’écria :
-« Regardez ce que je sais faire ! » Puis, se saisissant d’une hache, il
amputa la jambe d’un veau qui paissait dans le pré voisin.
Je demandais à mon hôte de me faire voir la fameuse église dont il
détenait la clef. L’église, toute ciselée, était un pur joyau. Devant
l’autel, une poule était attachée par la Je restais trois mois dans ce village, travaillant d’arrache-pied à mon
ballet new-yorkais. Je peuplais la scène de machines à écrire, de jeunes
filles en rouge et en bleu, de musiciens. Tout ce petit monde devait
continuellement bouger, les fonctions étaient multiples : les jeunes
filles pouvaient danser, taper de la machine, jouer avec les
instruments ; les musiciens également. Je voulais une liberté organisée.
Quand je me sentais fatigué, je faisais d’immenses randonnées dans les
montagnes avoisinantes. Je n’envoyais jamais ce ballet à Balanchine.
Avec un certain recul, je trouvais que la musique n’était pas à la
hauteur…Lors de mon départ définitif de Moscou, en 1973, je procédais à
une grande purge et détruisis le manuscrit.
5. Depuis toujours, j’avais été
attiré par l’Asie. Je voulais surtout voir le désert et aller dans des
endroits où personne ne va jamais. Sur les bords de l’Amou-Daria, à la
frontière du Turkestan et de l’Ouzbékistan, se trouvait la plus grande
oasis d’Asie centrale – le Khoresme -, berceau d’antiques civilisations.
Peuplé à l’origine par des tribus de race iranienne, il faisait partie
de la Bactriane. Un système d’irrigation extrêmement élaboré permit à
l’oasis de s’étendre très loin dans le désert. Le point culminant de
cette civilisation se situe autour des XIIe-XIIIe siècles. L’invasion
des Mongols fut une catastrophe. Ils pratiquaient une politique de terre
brûlée ; toutes les villes furent rasées, les canaux détruits. Le
Khoresme ne s’en remit vraiment jamais. Une partie de la Horde d’Or, le
clan des Ouzbeks, s’installa dans la région. Au XIXe siècle, le
Khoresme, sous le nom de Khiva, était un état indépendant gouverné par
un Khan. Lors de la conquête russe, on lui laissa un semblant
d’indépendance ainsi qu’à l’émirat de Boukhara, plus au sud.
Naturellement, ces restes d’indépendance furent liquidés par la
révolution. Maintenant le Khoresme était une région importante pour la
production du coton. Je voulais à tout prix descendre l’Amou-Daria. Je
m’étais dit qu’il devait certainement y avoir quelque chose ressemblant à
des péniches ; l’idée de traverser le désert en péniche me séduisait
énormément. Ensuite, à partir de Khoresme, je pourrais rayonner et
essayer d’atteindre les antiques villes mortes maintenant dans le
désert. Je traversais la Caspienne et me rendis en train jusqu’à
Tchardjo, où l’Amou-Daria devenait navigable.
Le voyageur qui débarque à la « belle
saison » à Tchardjo – petite ville poussiéreuse, célèbre pour ses melons
-, doit avoir la funeste impression qu’il ne quittera jamais plus cet
endroit. La fraîcheur toute problématique de l’Amou-Daria ne peut
chasser la torpeur qui vous envahit à la descente du train. Quelques
chiens galeux et efflanqués agonisant dans la poussière, l’odeur du
melon pourri, la chaleur omniprésente. Il faut vraiment des efforts
surhumains pour marcher dans ces rues vides et rectilignes. Je m’étais
muni d’un papier spécifiant que j’étais membre de la Société de
Géographie. Sur la couverture, on pouvait lire en grosses lettres :
Académie des Sciences de l’URSS, et à l’intérieur, il y avait ma photo
avec un gros tampon. Ce document précieux était censé contrer la
vigilance des sbires et de divers amateurs d’espionnite. Il m’avait
rendu dans maintes circonstances d’inestimables services. Comme disait
Chaporine, mon professeur au Conservatoire : – « L’homme a un corps, une
âme et des papiers. » J’avais à l’époque parfaitement assimilé la
leçon. Je me présentais donc à l’administration de la navigation
fluviale en affirmant que j’étais envoyé par ladite Académie des
Sciences en éclaireur, pour préparer une grande expédition. Le
directeur, un brave homme, persuadé que j’étais quelqu’un de très
d’important, se mit presque au garde à vous et me proposa sur le champ
une vedette. Je refusais et lui dis que je me contenterais modestement
d’une place sur une péniche. Justement, dans trois jours, un train de
péniches vides devait descendre le fleuve.
Je me terrais durant ces trois jours à l’hôtel, lisant, volets fermés,
un livre sur l’Alaska. J’imaginais des glaciers, des esquimaux et des
troupeaux de rennes, seul moyen d‘échapper aux 50°à l’ombre. Mais il
fallait quand même s’approvisionner ; on m’avait prévenu que le voyage
risquait de durer une dizaine de jours, le fleuve changeant
perpétuellement de lit, ce qui rendait la navigation difficile en cette
saison. J’entrais d’abord chez le marchand de tabac du coin. A ma grande
stupéfaction, il n’y avait que des cigarettes albanaises ! L’URSS ayant
rompu toutes relations avec l’Albanie depuis deux ans au moins, cela
faisait belle lurette que je n’en avais vu. – Voyez-vous, m’expliqua le
marchand, je suis grand amateur de cigarettes albanaises ; aussi quand
j’ai lu dans les journaux que ça ne marchait plus avec l’Albanie, j’ai
commandé tous les stocks disponibles. Comme je suis le seul à fumer des
albanaises dans toute la ville, je suis pourvu jusqu’à la fin de ma vie.
Mais si vous les aimez bien je peux vous en céder quelques cartouches.
– Mais le plan ? Vous êtes bien obligé de vendre quelque chose de temps en temps, quand même !
Il me jeta un regard qui se passait de tout commentaire. Il fallait être
naïf comme moi pour ne pas comprendre les détours plaisants que pouvait
emprunter l’économie socialiste. Les habitants de cette ville n’avaient
au fond qu’à se débrouiller, Tachkent n’était qu’à une journée de
train.
L’homme ne se nourrissant pas que de
cigarettes albanaises, je pénétrais dans un magasin d’alimentation.
Hélas ! A part quelques boîtes de sardines marocaines enflées que je
m’empressais d’acheter pour les jeter peu après, il était vide. Il n’y
avait même pas de pain dans cette ville. Je dus me contenter de galettes
faites avec je ne sais quoi lesquelles, très vite, se couvrirent de
petits champignons verdâtres. Heureusement qu’il y avait les melons !
J’en chargeais ma péniche d’une bonne cinquantaine. Le
train était composé de cinq péniches et je choisis de dresser ma tente
tout à l‘arrière, pour ne pas entendre le bruit du moteur. Les mariniers
étaient tout à fait charmants. Ayant par la suite souvent utilisé ce
mode de transport, je puis affirmer que non seulement c’est la manière
la plus agréable de découvrir un pays mais qu’aussi les gens qui en ont
fait leur métier sont une race à part. Souvent, ce sont de vieux
couples qui ont passé toute leur vie sur l’eau. L’immuabilité de leur
existence est symbolisée par leur petit chien – il y en a toujours un,
toujours le même ; je l’ai rencontré sous toutes les latitudes…Il n’y a
pas longtemps je l’ai revu sur le Rhin et les canaux français…
La descente du fleuve fut un
enchantement. Le fait de traverser le désert en péniche ne cessait de
m’étonner. Nous sommes prisonniers des clichés : le désert n’était
jusqu’à présent pour moi qu’une succession interminable de dunes. Il
n’en est rien. Paresseusement couché, semant l’Amou-Daria d’écorces de
melons, je voyais défiler des montagnes ocres et rouges, des forêts de
« saksaoul », arbustes noueux aux multiples vertus, des fleurs
inconnues…et, bien sûr, du sable ; parfois le tombeau d’un marabout,
souvent un nomade immobile avec son chameau efflanqué attendant on ne
sait quoi. Au crépuscule, l’eau, de brune qu’elle était, se couvrait de
paillettes bleutées à reflets métalliques et, de liquide, se
transformait en solide ; c’était une manière de mirage, car tous mes
efforts pour filmer cette étrangeté s’avérèrent inutiles. Le soir, la
navigation s’arrêtait ; nous ramassions du saksaoul pour faire des feux
puis, m’enfouissant dans le sable, j’écoutais des mélopées iraniennes
sur mon transistor. Quelquefois, nous échouions. Nous sommes restés
comme ça deux jours entiers au milieu du fleuve ; c’était alors prétexte
à baignades. Le courant était si vif qu’il fallait s’enrouler dans une
corde tenue par moins trois gaillards pour ne pas être emporté.
Au bout de dix jours, l’oasis apparut. Je
troquais mes péniches contre un camion. Je vis Khiva, la capitale du
Khan, une ville des Mille et Une Nuits parfaitement conservée et dénuée
de vie. Dans le palais du Khan on pouvait admirer un carrosse, cadeau de
la Grande Catherine. Il était oiseux d’imaginer les vicissitudes
qu’avait dû subir cet objet baroque recouvert de dorures et d’anges
joufflus pour en arriver jusque-là, ainsi que l’usage que pouvait en
faire le Khan. Je vis également – ô merveille des merveilles –
Kounia-Ourguentch, l’ex capitale de Khoresme, rasée par les Mongols au
XIVe siècle. L’oasis ayant reculé, ce qui restait de la ville se
trouvait déjà dans le désert. Il fallait parcourir des kilomètres de
briques et de pierres, fouler des monnaies et divers objets brisés
restés là, à découvert sous le ciel, pendant des siècles. A l’horizon
pointaient, à une grande distance les uns des autres, quatre mastodontes
ayant par miracle échappé à la destruction. Parmi eux, le plus grand
minaret d’Asie Centrale (90 m) ainsi que l’un des plus beaux mausolées
que j’eus le loisir de voir. Le pays ici étant plat, ils émergeaient de
très loin ; certains tableaux de Tanguy me vinrent à l’esprit.
J’avais l’idée de descendre jusqu’à la
mer d’Aral ; je retrouvais mes donc péniches, traversais le delta
presque aussi étendu que celui du Nil, et me retrouvais à Mouinak,
bourgade de pêcheurs qui s’étalait sur une langue de sable s’avançant
dans la mer. Les maisons de pisé et en terre glaise avaient disparu pour
faire place à de fragiles constructions en roseaux. La population avait
changé aussi ; on voyait surtout des Kazakhs au type mongol plus
accentué que celui des Ouzbeks. Dans l’air flottait une odeur de poisson
et de goudron. Des centaines de petits bateaux évoluaient sur l’encre
de Chine de la mer ; au loin, on devinait la ligne rouge des falaises du
plateau Oust’iourt ; sur la rive, les femmes attendaient, plantées sur
le sable. Lors de ma visite, c’était encore le paradis du poisson et des
pêcheurs. Maintenant, Mouinak n’existe plus ; ses habitants l’ont fui,
les maisons sont condamnées. La mer d’Aral partage le sort de la
Caspienne et du lac Balkhach : une irrigation intempestive, la
construction de divers ouvrages plus l’incompétence des bureaucrates
agrémentés par le j’menfoutisme général ont eu raison de ces réservoirs
uniques, si importants pour cette zone d’intense sécheresse ; le niveau
de l’eau a fortement baissé, il n’y a presque plus de poisson, le climat
change. Qu’en sera-t-il dans vingt ans ?
6.
Le soir, je fis connaissance avec le capitaine d’une
péniche-citerne qui fournissait en eau potable toutes les localités de
la région. L’eau se vendait au prix de dix kopecks le seau. Il devait
partir le lendemain quelque part dans le delta pour approvisionner en
eau la plus grande léproserie d’Asie centrale. Je ne pouvais manquer une
occasion pareille et demandais à l’accompagner sur le champ. Le delta
était une étendue de roseaux géants parmi lesquels il fallait se frayer
un étroit passage, appelé par les gens du pays « tropa » (ce qui en
russe veut dire « sentier »). Ces « sentes » se ressemblant toutes, des
années d’expérience sont nécessaires pour ne point se perdre dans ce
labyrinthe. Parfois, au détour, un pêcheur au yeux bridés…Serait-ce le
Mékong ?
Après deux jours de manœuvres
laborieuses, nous débouchâmes sur une sorte de lac intérieur. A l’autre
bout, il n’y avait plus de roseaux, le désert commençait. Je ne sais
quel fonctionnaire sadique eut l’idée lumineuse de créer là une colonie
pour lèpreux, mais je dois avouer que rarement dans ma vie j’eus
impression aussi pénible. L’endroit était d’un sinistre accompli et,
peut-être à cause des baraques en bois, ressemblait plus à un camp de
concentration qu’à une institution médicale. Le climat, très
continental, n’ajoutait guère d’agrément à la situation ; l’hiver y
était rude, le thermomètre descendait souvent à 20° au-dessous de zéro ;
l’été y était, comme partout en Asie, torride. Je demandais à l’un des
médecins la raison pour laquelle on avait choisi cet endroit. – « C’est
pour que les malades ne puissent s’échapper », m’expliqua-t-il. En effet
entre le désert et les marécages, il n’y avait pas le choix ! Cette
assertion fut du reste démenti d’une manière spectaculaire quelques
jours plus tard. L’arrivée de la citerne, une fois par semaine,
constituait un événement dans la vie des lèpreux, aussi toute une foule
de faciès léonins nous attendait sur la berge avec impatience. Nous leur
jetâmes le tuyau de raccordement et ils se mirent à pomper l’eau avec
acharnement. J’en profitais pour descendre à terre, malgré les
injonctions du capitaine qui avait peur de la contamination. J’appris
bientôt tout ce qu’il fallait savoir sur la lèpre. Il y a près de 5 000
lépreux en URSS, ce qui n’est pas beaucoup pour un pays de 250 millions
d’habitants. Cette lèproserie-là comptait un millier de malades environ.
La lèpre se répandant, on ne sait pourquoi, principalement dans les
deltas, il y avait de grandes léproseries au débouché des grands
fleuves, à Leningrad et à Astrakhan. Une personne atteinte de cette
maladie est immédiatement isolée ; elle se voit démunie de tous ses
papiers – frustration sans égale puisqu’un citoyen soviétique sans
papiers n’est rien -, et condamnée à passer le reste de ses jours dans
un établissement approprié. Les établissements étant mixtes, il leur
arrivait de faire des enfants, lesquels leur étaient enlevés par la
suite. On imagine mal ce que peuvent être ces ébauches d’amours
coupables. Le personnel médical reçoit un salaire double, condition
alléchante lorsque l’on sait que les médecins et les instituteurs
représentent une des catégories les plus mal rémunérées du pays.
7.
En quittant cet endroit désolé, je m’abîmais dans de profondes
réflexions. Où l’homme ne va-t-il pas se nicher ! Je me souviens d’un
ingénieur, rencontré un soir à Achkhabad et qui me fit la confidence de
sa vie. Il était arrivé, jeune komsomol, en 1928, dans un
lieu-dit «Usine à soufre n °6», au beau milieu du désert de Kara Koum.
Cette localité au nom si poétique consistait elle aussi en baraques et
on n’y pouvait accéder que par la voie des airs. Même l’eau était
acheminée par avion. Soit par inertie, soit par découragement, il
n’avait jamais quitté cet endroit privilégié. Quand arrivaient les
vacances, il se rendait à Achkhabad, achetait des caisses de bière et
s’enfermait dans une chambre d’hôtel pour n’en ressortir qu’une fois la
dernière bouteille liquidée. Puis il retournait dans son désert, à
«L’Usine n°6». Il avait vécu comme cela pendant presque 45 ans et il ne
voyait aucune raison d’y changer quoi que ce soit. Il n’avait même pas
l’air malheureux…Peut-être parce que c’était un volontaire !
Je demandais au capitaine de me laisser à
Ourga, un hameau de pêcheurs situé au pied du plateau Oust’Ourt. Ce
plateau, qui s’élève à plus de 300 m au-dessus du désert entre la mer
d’Aral et la Caspienne, sur une étendue de plus de 2 000 km, est en
contraste absolu avec les Kara-Koum. Ces derniers foisonnaient de vie,
comme je l’avais remarqué. Ici, rien de tel. Une immense étendue de
cailloux coupés parfois par de profonds ravins, un paysage lunaire, pas
une herbe, pas un seul oiseau. Je m’étais mis dans la tête de voir
Béléouli – des ruines situées quelque part à l’intérieur du plateau ;
j’avais vu autrefois une photo d’un magnifique bas-relief représentant
des lions. C’était suffisant pour m’inciter à m’y rendre. Quant à le
réaliser, ce fut une autre affaire. La première personne que je
questionnais m’expliqua à peu près ceci : « – Vous irez tout droit
jusqu’à ce que vous tombiez sur un dromadaire, ensuite vous allez à
droite jusqu’au Kazakh, puis vous reprenez à gauche jusqu’au cheval,
puis… » etc…etc… Le dromadaire, le Kazakh, le cheval étaient des
squelettes ! C’était l’unique moyen d’orientation de cette contrée.
Naturellement, je me perdis après le quatrième squelette. Je ne serais
sans doute pas en train d’écrire ces lignes si par chance je n’étais
tombé sur un groupe de géologues. J’ai remarqué à plusieurs reprises que
plus la région est désertique et inhospitalière, plus on a de chance de
tomber sur des géologues. Peut-être sont-ils attirés par ce genre de
régions, ou peut-être que nous ne les remarquons plus dans les endroits
plus civilisés, quoi qu’il en soit, je dois constater que la Providence
me les a souvent envoyés aux moments périlleux de mon existence.
Ils me dissuadèrent de continuer à
rechercher Béléouli et me proposèrent de rejoindre le continent à bord
de leur petit avion. Quand le matin je vis l’avion en question, j’eus
quelques appréhensions. C’était un ramassis de contreplaqué, de toile
cirée, de sparadrap et de bouts de ficelles. – « Ça vole ? » demandai-je
avec effroi. – » Ça vole ! En plus, il n’y a qu’une vingtaine de
minutes jusqu’à Mouinak, tu n’auras même pas le temps d’avoir peur. Et
puis, il ne peut pas voler très haut, alors si vous tombez, on vous
retrouvera bien quelque part ! » Je me hissais non sans difficulté à
côté du pilote – l’avion était à deux places – , et nous décollâmes.
Au-dessus du delta, l’avion tangua d’abord, puis se mit à faire des
bonds ; je jetais un coup d’œil et m’aperçus avec horreur que le delta
entier était couvert de flammes. Bientôt une épaisse fumée noire
obscurcit tout et rendit la visibilité nulle. Les courants d’air chaud
faisaient faire des entrechats plus ou moins sophistiqués à notre
appareil. Le pilote, désireux de communiquer avec l’extérieur, saisit le
micro qui lui resta dans la main : le sparadrap était vétuste ! Devant
moi, un fil qui ne menait à rien se balançait : « – Ça sert à quoi ? »
hurlai-je. Il me regarda avec étonnement, lança une bordée de jurons et
amorça un virage périlleux. Je me cramponnais à mon siège. L’avion
piquait du nez. Il y eut un choc et nous nous retrouvâmes sur un banc de
sable, dans la mer.
Blême, je m’extirpais, les jambes
tremblantes. Des pêcheurs accostèrent et nous apprîmes ainsi ce qui
s’était passé. Un bruit avait couru à la léproserie qu’il suffisait
d’avoir bu le sang d’un nouveau-né pour guérir immédiatement. Huit
lèpreux s’étaient évadés dans l’espoir de gagner le plus proche village
pour trouver le nourrisson en question. La milice de toute la région, et
même l’armée, paraît-il, furent mobilisés. Les lèpreux s’étaient
entre-temps terrés dans les roseaux où le diable lui-même n’aurait pu
les trouver. Décision fut prise d’y mettre le feu, dans l’espoir que la
fumée les ferait sortir. Malheureusement, je ne sus jamais la fin de
cette histoire, plus que moyenâgeuse. Les pêcheurs me ramenèrent vers
les falaises ; là-bas se trouvait une autre base de géologues où je pus
me remettre de mes émotions.
8.
Un groupe s’apprêtait à traverser en jeep tout le plateau jusqu’à
Krasnovodsk, port principal sur la Caspienne. Je me joignis à eux. Pour
eux, c’était aussi une première, mais ils étaient munis de cartes très
précises : il n’y avait, semble-t-il, aucun risque de se perdre. Après
quelque 200 km, nous tombâmes sur la région des « solontchaks ». Les
solontchaks (probablement l’équivalent du chott ou du sobka) sont
d’anciens lacs salés d’où l’eau s’est évaporée : il en reste une forte
concentration de sel humidifié ; d’ordinaire, ils sont exploités comme
salines. De loin, on a tout à fait l’impression d’immense champ de
neige. Plus on approche, plus l’éclat en devient insoutenable, il faut
des lunettes noires. Les pneus creusent des ornières ; il est dangereux
d’y circuler car les solontchaks ont la même propriété que les sables
mouvants. Le plus connu, ici, s’appelle Barsa-Kelmez, ce qui veut
dire : « Vas-y, tu ne reviendras pas !». Notre chauffeur fit des
prouesses pour éviter ces embûches ; il fallait souvent faire des
détours, revenir sur ses pas, ce qui n’était pas facile, les ornières se
refermant rapidement. Souvent, la jeep s’enlisait : on sortait alors
pour la pousser. Au milieu de la journée, la réverbération fut telle
qu’elle nous obligea à stopper. L’air, à cause de l’évaporation, dansait
littéralement tout autour, les mirages se succédaient tandis que nous,
aveuglés, les jambes brûlées par le sel, cherchions désespérément sur la
carte le moyen de s’en sortir.
Nous devions rejoindre l’endroit où
l’Oust’Ourt surplombe les Kara-Koum puis tenter une descente vers le
désert, là où il y aurait des pistes. Programme fort ambitieux car pour
l’instant, les solontchaks se ressemblaient tous, il n’était plus
possible de s’orienter. Nous décidâmes d’attendre la tombée de la nuit ;
il ferait moins chaud et surtout, cet infâme brouillard allait
disparaître. Au crépuscule, il se dissipa effectivement ; la nuit tomba
brusquement et les étoiles, grosses comme des balles de tennis,
remplirent tout le ciel. Nous nous remîmes péniblement en route. On
avançait mètre par mètre, il fallait tout le temps vérifier si le
terrain devant nous était stable. Soudain, ô surprise, nous tombâmes sur
des ornières fraîches. Qui diable pouvait bien s’aventurer par-là !
Bientôt, nous fîmes une découverte étonnante : une bouteille de
Moukouzani, vin géorgien réputé, gisait, vide, devant nous. A l’aube,
l’air devint d’une pureté remarquable et nous aperçûmes à l’horizon la
voiture qui nous précédait. Il ne nous restait plus qu’à suivre.
Quelquefois elle disparaissait mais des bouteilles de Moukouzani de plus
en plus nombreuses nous permettaient toujours de retomber sur la trace.
La terre était devenue ferme ; on pouvait accélérer, mais jamais nous
n’arrivâmes à rattraper cette étrange voiture. De temps en temps, elle
apparaissait, zigzagant au loin, semant toujours derrière elle des
bouteilles. Le matin, nous retrouvâmes enfin la falaise ; en bas, le
désert, qui pour nous était presque une terre accueillante. Toute la
journée, nous longeâmes le bord dans l’espoir de trouver une descente.
Le terrain maintenant était constitué de petites bosses régulières, à
égale distance l’une de l’autre. C’était comme une peau rugueuse vue au
microscope. Cette nouvelle calamité nous plongea dans une sorte
d’hébétude. Tout à coup, une magnifique pente douce s’offrit à nous.
Quelques minutes après, nous foulions le désert si convoité. Devant
nous, une piste à peine visible. C’était presque une autoroute ! Pensez-
donc, du bon sable, bien de chez nous ! On fonçait à une allure folle,
30 km à l’heure ! Le sable disparût pour faire place à une terre sèche
et craquelée appelée « takyr ». C’est une superficie plate comme la
table, considérée comme idéale pour la chasse à la gazelle. Là, on peut
se permettre de faire dans n’importe quelle direction du 200 km à
l’heure.
Je profitais
d’une halte le soir pour m’aventurer dans les environs. Il y avait
partout des fleurs étranges qui étaient comme pétrifiées et qui
ressemblaient à des cristaux. J’eus l’intuition qu’il ne fallait pas les
toucher. Si j’avais eu en ma possession un compteur Geiger, il se
serait probablement affolé. Nous étions dans une zone de
radiation intense. Près de là, toute une cité avait surgi dans le
désert, cité qui n’était mentionnée sur aucune carte. C’étaient les
tristement célèbres mines d’uranium de « X ». Jadis, elles étaient
exploitées par des détenus ; l’équivalent d’une condamnation à mort ;
personne n’en revenait jamais. Maintenant, c’était une ville florissante
peuplée de volontaires alléchés par toutes sortes d’extra. Dans les
magasins, on pouvait trouver tout ce qu’on ne pouvait trouver ailleurs.
Tout étant relatif en ce monde, je puis maintenant affirmer que
n’importe quel magasin de village en Occident est mieux achalandé que
cette «florissante cité»…Les salaires étaient extrêmement élevés, et en
plus, chacun avait droit, chaque jour, gratuitement, à une assez grande
ration d’alcool, soi-disant considéré comme un antidote. Chaque soir, la
ville entière était ivre-morte. Les gens tenaient rarement plus de cinq
ans ; les plus résistants jusqu’à dix. L’entrée et la sortie de la
ville étaient strictement interdites : il fallait une autorisation
spéciale. Du côté du désert, on ne contrôlait pas trop : il y avait peu
de chance que quelqu’un vienne de ce côté-là. Devant la cantine
stationnait une petite voiture poussiéreuse. Je jetais un regard à
l’intérieur : quelques bouteilles de Moukouzani jonchaient le siège
arrière. Dans la cantine, quatre Géorgiens tout ce qu’il y a de plus
décontractés festoyaient. Je demandais à la serveuse qui étaient ces
gens-là. Elle se fit un plaisir de nous renseigner.
Les Géorgiens, grâce à une remarquable pratique de la combinazione,
ne manquent pas d’argent ; ils sont très friands de voitures. Or, non
seulement la voiture est un objet de luxe en URSS (son prix varie de 6
000 à 9 000 roubles, un salaire moyen étant de 100 à 120 roubles), mais
même si l’on arrive à posséder cette somme et surtout à en justifier la
provenance (très important), il faut encore attendre son tour ; cela
peut aller jusqu’à 4 ou 5 ans. Le moyen le plus répandu en Géorgie
consiste à trouver quelqu’un qui a gagné le gros lot (justement une
voiture) à la loterie. On achète alors ce précieux billet à un prix 3 ou
4 fois supérieur au prix de la voiture ; le nouveau bénéficiaire n’a
plus besoin de justifier ses revenus et peut immédiatement recevoir la
voiture convoitée. Les Géorgiens qui étaient assis à la table à côté
avaient trouvé une autre combine. Ils avaient découvert, Dieu sait
comment, un magasin à Koungara – petit bled perdu au nord du Khoresme
-, où l’on vendait librement des voitures. Les autochtones avaient une
nette préférence pour les chameaux et les ânes et ne les achetaient
guère. De toute façon, il n’y avait pas de routes carrossables. Les
méandres de l’économie planifiée avaient créé une fois de plus cet
étrange état de choses. On pouvait ainsi se permettre le luxe d’acheter
un chapeau de paille au-delà du cercle polaire ou bien s’offrir un
manteau de fourrure dans les tropiques…Malheureusement, jamais le
contraire…Les Soviétiques, du reste, ont pratiqué cette forme de marché à
l’échelle mondiale, puisqu’ils ont trouvé bon d’envoyer des
chasse-neiges au Ghana. Il ne faut donc pas s’étonner que le mot
« marketing » n’existe pas dans la langue russe. Quoi qu’il en soit, nos
Géorgiens ayant découverts ce filon, venaient régulièrement à Koungara
pour s’approvisionner en voitures ; un fonctionnaire complaisant,
moyennant une forte indemnité, leur remettait des papiers en règle ;
puis ils s’amusaient, avec des caravanes de 5 ou 6 voitures, à traverser
tout l’Oust’Ourt et les Kara-Koum avec tous les dangers que cela
comporte, pour rejoindre la Géorgie où ils revendaient lesdites voitures
au prix fort. Ce mélange d’insouciance et de réalisme n’est pas la
dernière qualité de ce peuple.
Pour sortir de la ville, nous fûmes
obligés de retourner dans le désert et de le contourner très au loin
pour échapper au contrôle. Nous débouchâmes finalement sur une splendide
route asphaltée qui reliait «X» à Krasnovodsk où nous retrouvâmes la
morne indigence habituelle. Les habitants de Krasnovodsk se
doutaient-ils qu’ils avaient tout près un paradis alimentaire et
vestimentaire qu’il fallait payer du prix de sa vie ? Ils préféraient
certes l’ignorer, comme tout le reste d’ailleurs.
9.
De retour en Géorgie, je m’installais dans une petite maison
face à la chaîne principale du Caucase. C’est là que je commençais la
composition de l’une de mes œuvres les plus importantes, le Concerto Itinérant. J’avais emporté avec moi durant mon voyage en Asie le Roubayyatd’Omar
Khayyâm qui m’avait profondément impressionné. Le projet de mettre en
musique les poèmes de Khayyâm avait mûri dans le désert. Mais je voulais
plus, je voulais créer une sorte d’analyse musicale de la poétique de
Khayyâm. L’automne était avancé, j’étais entouré de grenades mûrissantes
et j’avais devant moi les cimes neigeuses du Daghestan. Un certain
jour, j’allai pique-niquer avec des amis dans la montagne. Tard le soir,
un camion chargé de bois nous ramenait à toute allure. Nous traversions
une forêt quand dans un virage, le vent emporta mes lunettes. Toutes
les recherches furent inutiles : comment retrouver à la lueur des phares
des lunettes dans une forêt ? Je suis myope comme une taupe et tout mon
travail devait d’en trouver perturbé ; 150 km de mauvaises routes de
montagne pour en trouver de nouvelles : perspective peu agréable !
J’étais en train de ruminer cette fâcheuse aventure devant une tasse de
thé chez moi quand quelqu’un frappa à la porte. C’était le chauffeur du
camion qui, triomphalement, me tendit mes lunettes. – « Je vous ai vu si
triste que je n’ai pu m’empêcher de retourner dans cette forêt…et
voilà, je les ai retrouvées ! » Il avait fait de la porte à porte dans
le village pour finalement tomber sur moi. Ah, le brave homme ! Je me
précipitai dehors pour chercher du champagne. Le lendemain, il revint
pour m’inviter dans son village. Une cinquantaine de personnes étaient
assises devant une table ployant sous les victuailles : un agneau entier
rôti à la broche, un porcelet, des poulets à l’ail…et j’en passe. Dans
la cour, de jeunes garçons étaient en train de rouler des tonneaux de
vin.
– Qu’est-ce à dire, m’écriai-je. Seraient-ce des noces, votre anniversaire ou la fête du village ?
– Mais vous n’y êtes pas du tout ! Nous avons simplement décidé de fêter les retrouvailles de vos lunettes.
La générosité est la vertu des Caucasiens. Offrir est pour eux le plus
grand des plaisirs. Du reste, la maison où je vivais m’avait été donnée
avec cette même générosité. Le jour de mon arrivée, j’allais prendre une
bière à la gargote du coin et engageais la conversation avec un jeune
paysan…Je lui demandais s’il ne connaissait pas quelqu’un qui soit en
mesure de me louer une petite chambre. Il sortit immédiatement une clef
de sa poche et me la tendit : « – Pas besoin de louer ! Voici la clef de
la maison ; tu peux y vivre tant que tu veux, j’en ai de toute façon
une autre. Chez nous, on ne fait pas ces choses pour de l’argent ! »
…En décembre, il commença à faire trop froid et je décidais de rentrer à
Moscou. Après tout, mon absence avait duré presque un an ; peut-être la
situation avait-elle évolué. Et puis, j’avais envie de jouer du
clavecin ! J’achetais à Tbilissi un billet de première classe dans
l’espoir d’être seul dans mon compartiment. Une demi-heure à peine après
le départ du train, la porte s’ouvrit et un apparatchik typique (ils se
ressemblent tous) remplit de sa masse l’embrasure. Celui-ci était, à
s’y méprendre, le sosie de Khrouchtchev. « – Je m’ennuie tout seul dans
mon compartiment. Est-ce que je peux voyager avec vous ? ». Mon
compagnon se présenta : j’avais deviné juste, il était membre du Comité
Central, en service commandé. Pendant plusieurs années, il avait
travaillé à l’ambassade soviétique de Pékin. Il admirait beaucoup les
Chinois. « – Voyez-vous, me disait-il, chez nous, tout le monde vole ;
les Chinois, eux, sont honnêtes, c’est pour ça que cela marche chez eux.
Ah, quel dommage, soupira-t-il, que nous ne soyons pas chinois ! » Je
lui demandais si par hasard il n’avait pas rencontré le Dalaï Lama
(c’était bien avant la répression et le Dalaï Lama n’avait pas encore
fui Lhassa). – Mais bien sûr, et comment ! Le Dalaï Lama est du reste
un homme d’une intelligence supérieure. » A ma question sur ses
rapports avec les autorités centrales de Pékin, il exhiba un crayon tout
en me disant : – « Essayez de vous représenter que ceci n’est pas un
crayon mais une aiguille. Eh bien, nous nous trouvons à l’un des bouts
de cette aiguille, tandis que les autorités centrales sont à l’autre
bout ! » J’avoue n’avoir pas compris jusqu’à présent en quoi consistait
l’intelligence supérieure du Dalaï Lama. Surtout, je n’arrivais pas à
saisir pourquoi il fallait remplacer un crayon par une aiguille. La
sagesse orientale est vraiment ésotérique ! Nous parlâmes ensuite de
choses et d’autres.
– Dites-moi, demanda-t-il soudain, pourquoi il n’y a jamais rien dans les magasins ?
Je le regardais avec une stupéfaction mêlée d’incrédulité : c’était en
effet plutôt à moi de lui poser cette question. Ne sachant trop que lui
répondre, j’avançais hasardeusement :
– Je suppose que la productivité des campagnes n’est pas assez élevée.
– Eh oui, soupira-t-il. Nous avons beaucoup trop gâté les paysans.
Ainsi, onze millions de paysans morts de faim et déportés ne lui suffisaient pas !
– En fait, je sais pourquoi il n’y a pas de viande.
J’attendis avec curiosité ce qu’il allait encore me dire.
– C’est bien simple. Avant la révolution, les moujiks étaient croyants
et faisaient tous carême. C’est pourquoi il y avait toujours de la
viande. Maintenant, ils ne croient plus, ne font plus carême et mangent
tous de la viande. Voilà pourquoi il n’en reste plus pour nous.
J’avais entendu pas mal de choses dans ma vie, mais celle-ci battait
tous les records ! Même un enfant de cinq ans savait qu’il n’y avait
rigoureusement rien à manger dans les campagnes.
– Est-ce que ça vous est déjà arrivé de vivre dans un village ? demandai-je.
– Non, pourquoi faire ? s’étonna-t-il ingénument.
Il y eut un moment de silence.
– Et quelles sont vos fonctions au Comité Central ?
– Je suis spécialiste de questions agricoles, répondit-il, non sans fierté.
Je n’exagère rien. Il y a pourtant une
explication à cette conversation aberrante : le système pratiqué par le
Parti dit de «nomenclature». Dans les années trente et jusqu’à la mort
de Staline, un fonctionnaire soupçonné d’incompétence était physiquement
liquidé comme «ennemi du peuple», «saboteur» ou «agent au service de
l’impérialisme». Après la mort de Staline, la classe dirigeante aspira à
plus de stabilité. Désormais, un apparatchik ayant commis une faute, au
lieu de périr d’une balle dans la nuque ou de pourrir dans un camp,
était simplement transféré dans un secteur public de moindre importance
en conservant toutes ses prérogatives. C’est là la raison principale de
la soi-disant déstalinisation. Arrivé à un certain niveau de la
hiérarchie, le camarade X pouvait être tranquille : il appartenait dès
lors à la «nomenclature». Ainsi, le directeur d’une fabrique de
chaussures pouvait subitement être nommé directeur d’un conservatoire de
musique (quelle disgrâce !), etc…Quand les effectifs du KGB furent
sensiblement réduits par Khrouchtchev, il fallut caser tout ce joli
monde. Des ex-gardes-chiourmes devinrent présidents de kolkhoze et des
tortionnaires de la Loubianka coiffèrent des clubs de patinage
artistique. Cette valse de fonctionnaires est l’une des causes de la
gabegie et de la pénurie généralisée du pays.
10.
Arrivé à Moscou, j’appris que tous mes concerts prévus pour cette
saison avaient été supprimés. Ainsi non seulement ma musique était
interdite, mais je n’avais plus le droit maintenant de jouer du
clavecin. Même son de cloche au studio de cinéma. Partout où je
m’adressais, c’était une fin de non-recevoir. Au théâtre de l’Armée
Rouge où je devais faire une musique de scène et avec lequel j’avais un
contrat, on me déclara qu’on était obligé de le résilier. J’appris plus
tard que Khrennikov, le secrétaire général de l‘Union des Compositeurs,
avait personnellement téléphoné pour conseiller de prendre un autre
compositeur.
C’est à peu près à ce moment que débarqua
à Moscou Luigi Nono, compositeur italien célèbre dans l’avant-garde et
communiste convaincu. Vénitien raffiné et juvénile, il appartenait à
cette catégorie d’intellectuels naïfs si répandus en Occident, qui
confondent l’avant-garde artistique avec l’extrême-gauche politique,
erreur monumentale que beaucoup d’intellectuels russes ont payé si cher
dans les années trente. Il m’envoyait de temps en temps des cartes
postales : de sa grosse écriture était marqué Avanti ! Avanti ! Je lui répondis une fois, en citant une phrase de Schönberg (dont il était du reste le gendre) tirée de l’Echelle de Jacob : « Cela
n’a pas d’importance si l’on va à droite, à gauche, en avant en
arrière, l’important, c’est qu’on bouge ! ». Il n’avait pas apprécié. Il
ne comprenait vraiment rien à notre situation. Il me disait :
– « C’était pareil à Prague avant ; maintenant, là-bas, la situation a
évolué…ça changera chez vous aussi. » Je me demande quelles pensées ont
pu le visiter en août 1968 ! Il n’inspira du reste aux autorités que de
la méfiance. L’Union des Compositeurs ne jugea même pas bon de le
recevoir. Cette situation était tout à fait typique. Tout ce que le
cerveau obtus des Nouveaux Seigneurs ne pouvait contrôler était pour eux
une hérésie. Même les communistes des démocraties populaires étaient
considérés comme peu sûrs. Quant aux communistes occidentaux, il était
inutile même d’en parler. On les tolérait, sans plus…Je me souviens
d’une vive discussion que j’ai eue avec un fonctionnaire haut placé du
Comité Central. J’essayais d’expliquer pour la nième fois que l’on
pouvait fort bien être communiste et tolérer l’Art moderne. Je lui
lançais les noms de Picasso, Léger, Pablo Neruda et citais en exemple la
politique culturelle des partis communistes français et italien. Il me
répondit en me regardant avec une commisération tentée d’ironie :
– « Oh, ceux-là, ce ne sont pas des vrais communistes. Quand nous serons
là-bas, nous les pendrons tous ! » Avis au camarade Berlinguer… Pour
moi, l’année 1963 s’achevait tristement.
L’auteur de la pièce qui devait être
montée au théâtre de l’Armée Rouge (là où j’avais été éconduit de
manière si cavalière) était un dénommé Alexandre Tchakovsky. Il
appartenait à cette espèce si répandue d’auteurs dénués de talent qui
avaient fait leur carrière dans l’appareil du Parti. C’était un
personnage fort important : il était rédacteur en chef de La Gazette Littéraire et
faisait partie d’un petit groupe d’écrivains intimement liés au KGB,
dont ils orchestraient les campagnes ; leur fonction consistait surtout à
intoxiquer l’opinion aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur.
Tchakovsky faisait souvent des voyages à l’étranger en qualité de
« chef de délégation ». La mission d’un « chef de délégation
soviétique » est policière dans le sens le plus banal du mot : il doit
veiller à ce que les membres de son groupe «ne fassent pas de bêtises».
Au retour, il est censé faire un rapport détaillé.
C’est ainsi qu’il accompagna les
écrivains Paoustovski et Nekrassov lors de leur voyage en France. Il va
de soi que personne n’achetait jamais les livres de Tchakovsky : les
salles de théâtre où passaient ses pièces étaient régulièrement vides.
En dépit de tout son cynisme, je pense que cette situation le
préoccupait ; peut-être se prenait-il pour un vrai écrivain… Tout le
monde a sa petite fierté, n’est-ce pas ? Il essayait de se rattraper sur
des choses accessoires, la mise en scène, les décors et la musique,
faisant des efforts pour attirer le public en collaborant avec des
artistes plus ou moins conformistes. Je suppose que c’est la seule
raison qui le poussa à se mêler de mes affaires. Il avait ses entrées
dans les plus hautes sphères et me fit savoir par personne interposée
qu’il allait tout arranger. Effectivement, ma situation changea du jour
au lendemain.
Tout débuta par un nouveau coup de
téléphone de Khrennikov au théâtre pour demander ce qu’il en était de
Volkonsky. – « Mais vous nous avez recommandé de changer de
compositeur ! » – « Mais non, mais non…vous m’avez mal compris ! » .
Ensuite, le secrétariat de la Philharmonie de Moscou, organisation
principale s’occupant des concerts de la capitale, me communiqua que le
directeur voulait me voir d’urgence. Je fus reçu les bras ouverts, avec
une sorte de tendresse, dirais-je même, ce qui ne manqua pas de
m’étonner car le directeur d’ordinaire me saluait à peine. Curieux
personnage, que le camarade Biélotserkovsky ! Son langage était fleuri
d’expressions particulièrement grossières, il tutoyait tout le monde,
était profondément inculte…et malgré cela aimait bien son métier et
savait faire marcher la baraque. Je dois dire que par la suite il m’aida
beaucoup dans ma carrière d’interprète. Il fut du reste limogé pour
avoir pris sur lui trop d’initiative, chose inadmissible pour un
fonctionnaire. Il me proposa sur le champ un abonnement de quatre
concerts pour cette saison même. Je n‘en revenais pas ! Voilà ce que
c’était que d’avoir des protecteurs puissants !
On me propose ensuite de faire la musique de scène pour Cyrano au théâtre Sovriemennik,
ainsi qu’une musique de film à Minsk : c’est là que je fis preuve de la
plus noire ingratitude. Quand le théâtre de l’Armée Rouge me téléphona
pour solliciter de nouveau mes services, je me permis le luxe de leur
répondre qu’il ne m’était plus possible de les satisfaire car mon
répertoire avait lui aussi changé. Je n’eus aucun remord : Tchakovsky
était de toute façon un beau salaud ! Je détestais cordialement la pièce
d’Edmond Rostand aussi décidai-je de la massacrer : je composais une
sorte de musique de jazz, transformais Cyrano en Nat King Cole et Roxane
en Ella Fitzgerald. Puis tout content de moi, je me rendis à Minsk.
11.
Minsk, capitale de la Biélorussie, avait été presque
entièrement détruite pendant la guerre. On l’avait hâtivement rebâtie
dans ce style qu’affectionnait particulièrement Staline, le
style «turco-wagnérien-rococo-franco-russe-1900». Dans les autres villes
soviétiques, on pouvait retrouver des traces du passé : petites maisons
en bois, vieilles églises, immeubles de rapport construits avant la
révolution, quelques bâtiments constructivistes des années vingt…Ici,
plus rien que l’image totale de la cité radieuse du socialisme en
marche. On avait l’impression d’un mauvais décor de théâtre abandonné
dans une décharge publique. La rue principale était bordée de «palais»
décrépits, dont les murs exprimaient la tristesse et la crasse ; sur les
balcons, quelques vasques pompéiennes ébréchées menaçaient à tout
moment d’écraser l’éventuel petit joueur de marelle osant s’aventurer
sur le trottoir ; sur les toits et les corniches, souvent des statues,
jeune fille lançant un javelot ou kolkhozienne rebondie embrassant une
gerbe de blé pendouillant lamentablement au-dessus du vide, exhibant à
la place d’un bras un fil de fer tordu. En bas, se bousculait une foule
morne à la recherche du problématique saucisson et faisant la queue
pendant des heures pour essayer d’acheter une orange.
La Biélorussie fut pendant la guerre la
terre d’élection des partisans. La guerre était terminée depuis presque
vingt ans, néanmoins le studio de cinéma de Minsk continuait à en
recevoir les dividendes et chaque année accouchait d’une bonne dizaine
de films sur les partisans. La plupart des écrivains, cinéastes,
peintres et musiciens, vivait sur ce capital et avait transformé leur
métropole en une sorte de mangeoire pour tous ceux qui voulaient bien
chanter les exploits des guérilleros.
Les auteurs avec lesquels je devais
collaborer étaient jeunes et sympathiques et me laissèrent carte
blanche. Je pus m’adonner à certaines expériences sur le bruit, bruit
organisé selon l’image, l’image en fonction du bruit. Je fis moi-même
méticuleusement le montage de la bande sonore. Dans l’un des épisodes,
un enfant, terrorisé, courait à travers champ, tandis que des Stukas
passaient au-dessus en rase-motte, lâchant des bombes. J’éliminais le
bruitage conventionnel : tout se passait dans le silence le plus complet
et au moment où les bombes touchaient le sol et explosaient, je
remplaçais le bruit de leur explosion par un profond son de cloche. Cet
effet était aussi impressionnant qu’inattendu. Malheureusement cet
épisode fut jugé trop audacieux par la direction qui obligea de mettre à
la place une chanson de partisans tout ce qu’il y a de plus banale.
Je revins souvent à Minsk pour faire
d’autres films et chaque fois je m’enhardissais davantage. Si, au début,
je faisais encore des partitions traditionnelles, je passais bientôt
aux improvisations collectives pour en arriver à la fin à des véritables
happenings. De toute façon, la musique n’était pas audible, étant
recouverte la plupart du temps par des crépitements de mitrailleurs et
des vrombissements d’avion. Je compris très vite qu’on pouvait faire
n’importe quoi. J’obligeais alors le comptable à jouer de la harpe, la
script-girl à jouer du tuba…Je m’amusais comme un petit fou.
A Minsk, je tombais sur la trace de Lee
Oswald, l’assassin présumé de Kennedy qui, Dieu sait pourquoi, avait
vécu toute une année dans cette ville. L’émotion causée par l’assassinat
de Kennedy était encore toute fraîche, et l’on parlait beaucoup
d’Oswald. C’est tout juste si les gens ne se vantaient pas de l’avoir
connu. Ainsi le directeur de l’hôtel où je logeais me fit la confidence
qu’Oswald venait régulièrement se plaindre à lui de ses déboires
sentimentaux ! Il y avait dans la ville deux cinémas, le Spoutnik et le Zvezda.
Chaque fois qu’Oswald donnait rendez-vous à une jeune fille devant l’un
de ces cinémas, fatalement elle se trouvait devant l’autre ; ce
chassé-croisé eut quand même une fin puisqu’il épousa une certaine
Marina qu’il emmena avec lui aux USA. – « C’était un garçon charmant et
très timide », disait le directeur en guise de conclusion.
En hiver 1964, dans mes concerts à Moscou
et à Leningrad, je continuais mes incursions du côté de la Renaissance
et du début du baroque. Je fis ainsi entendre pour la première fois au
public soviétique des œuvres de Gesualdo. Lors de mon premier concert à
Leningrad, il y eut une telle foule que non seulement tous les couloirs,
mais le foyer également (on avait laissé les portes ouvertes) étaient
remplis de gens debout. Je réussis à grand peine à me faufiler vers mon
instrument car la scène ressemblait au métro aux heures de pointe… ! Si
grande était la frustration de ce public, telle était sa soif de culture
et de spiritualité ! Il régnait dans la salle une atmosphère quasiment
religieuse, on se serait cru à une assemblée de premiers chrétiens dans
les catacombes. De partout fusaient des marques de sympathie, les gens
étaient au courant de mes déboires. Je me sentais solidaire avec eux, et
eux avec moi. Ce sont des moments privilégiés qui donnent un sens à la
vie.
12.
Au début de l’été, je me retrouvais dans un village grec du
Caucase. Les animaux avaient des noms bizarres : le chien s’appelait
Agamemnon, la vache, Clytemnestre. Puis…je voulus revoir le Daghestan.
Quelque chose me faisait toujours revenir dans ce pays. J’y avais une
maison qui m’appartenait en propre…Les circonstances ne me permirent
jamais d’y passer plus d’une nuit. J’attendis toute une journée dans la
plaine au nord du Caucase qu’un camion veuille bien me prendre. Il
arriva enfin vers les six heures du soir. Outre sa cargaison normale,
des sacs de farine, il était rempli d’objets les plus hétéroclites : une
armoire à glace, un lit de fer, un coffre et quantité de ballots ; au
somment de cette pyramide étaient juchés, au mépris de la sécurité la
plus élémentaire, les propriétaires de ces objets…une trentaine, pas
plus. Les transports publics étant ici réduits au strict minimum, les
habitants étaient bien obligés d’utiliser cet unique moyen de
locomotion. Je déclinais l’offre du chauffeur d’aller m’asseoir dans sa
cabine et grimpais tant bien que mal sur l’un des ballots. Le camion
amorça péniblement la montée sur l’une de ces routes désastreuses du
Daghestan que je connaissais si bien. A un certain moment, le chauffeur
s’arrêta au bord d’une source pour se désaltérer ; il m’offrit un
bouquet de petites fleurs blanches, en affirmant que c’étaient des
fleurs spéciales qui portaient bonheur, puis il s’affala dans l’herbe…et
s’endormit d’un sommeil profond qui ne dura pas plus de dix minutes,
car les voyageurs, impatients, le sommèrent de continuer. On était déjà
en vue du col quand soudain arriva une chose dont on entend souvent
parler et dont on pense qu’elle ne vous arrivera jamais : le camion
quitta la route, fit des soubresauts…J’eus juste le temps de penser :
« Mon Dieu, que fait-il ? Il est devenu fou ? ». Je fus projeté en l’air
et happé par le vide comme par un aimant. Par-dessus moi volaient des
objets, des hommes…et le camion lui-même, les roues en l’air. La terre
entière s’effondrait sur moi, il y eut un choc brusque et je perçus une
douleur fulgurante sur le côté ; je ne perdis pourtant point
connaissance. Le camion s’abîmait dans un épouvantable fracas au fond du
précipice puis, le silence absolu…Un peu plus bas gisait un homme au
crâne éclaté ; sa cervelle s’était répandue un peu partout, il
tressaillait encore dans son agonie. Dans le camion, il était assis
juste à côté de moi ; j’aurais pu être à sa place. J’étais dans un état
second, car tout ceci me laissa profondément indifférent ; pourtant, je
n’avais guère l’habitude de voir ce genre de choses. Malgré la douleur,
je fis quelques tentatives pour ramper et essayer de retrouver mes
lunettes que j’avais une fois de plus perdues ; rien d’autre pour
l‘instant ne pouvait m’intéresser. J’entendis une voix au-dessus de
moi – « Reste tranquille, ne bouge surtout pas ! » De toutes parts
fusaient des gémissements. Des bergers qui nous avaient vu organisaient
maintenant le sauvetage. Quelqu’un me tira jusqu’à la rampe ou d’autres
camions s’étaient arrêtés. J’assistais, hébété, au ramassage des débris
humains. Sur un talus était assis un homme qui se tenait la tête entre
les mains et répétait sans cesse en se dandinant : – « Mon Dieu, mon
Dieu…comment se fait-il que nous soyons restés vivants ? » . Devant
nous le précipice, béant, s’ouvrait… plus de 400 m de profondeur. Les
petites fleurs blanches du chauffeur m’avaient effectivement porté
chance ! Le «bilan» de la catastrophe se chiffrait à quatre morts, les
autres étaient des blessés graves qui devaient mourir soit pendant leur
transport, soit à l’hôpital. Je faisais partie d’un petit nombre de
rescapés…parmi eux, un bébé de trois mois ; sa mère était dans la cabine
avec le chauffeur et elle avait eu le réflexe étonnant de le jeter par
la fenêtre. Je savais qu’à cet endroit seraient érigés des fanions verts
dont toutes les routes daghestanaises étaient parsemées et dont le
nombre symbolisait la quantité de victimes qui avaient péri lors d’un
accident. Tout ceci n’empêchait nullement les montagnards de continuer à
se déplacer d’une manière aussi hasardeuse ; ils envisageaient cette
situation avec philosophie ! « Allah peut toujours reprendre ce qu’il a
donné ! »
Je fus transporté, selon mon désir, non
dans la plaine, mais dans le village daghestanais le plus proche où il y
avait une infirmerie. Elle était équipée d’une manière tout ce qu’il y a
de plus rudimentaire : à part quelques ampoules de pénicilline, de
novocaïne et de teinture d’iode, il n’y avait pas grand-chose. Le
médecin – un jeune garçon -, avait du reste fort peu à faire. Le
Daghestan est un pays de sélection naturelle : la mortalité infantile y
est élevée (sur 8/10 enfants, il n’en reste d’ordinaire que 3 ou 4),
mais ils sont résistants, tombent rarement malades et vivent souvent
jusqu’à cent ans et plus. Durant mon séjour, je fus l’unique patient de
cette infirmerie. Le médecin me fit des injections quotidiennes de
novocaïne pour faire passer me douleurs : c’était tout ce qu’il pouvait
pour moi. Je ne m’en portais du reste pas plus mal. Je passais des
journées entières à jouer avec lui aux cartes. Les habitants du village
m’apportaient continuellement des présents : qui, du beurre, qui, du
lait, qui, des œufs. Connaissant leur misère, j’étais d’autant plus
touché de leur sollicitude. Bientôt, je parvins à me traîner dehors et à
m’étendre au soleil. Mon Dieu, quelle joie de voir une herbe, un
papillon, une fleur ! Et dire qu’il y a des gens qui se suicident ! Au
bout de deux semaines, le médecin me jugea probablement guéri ; de quoi,
ni lui ni moi ne le sûmes jamais, et il me signifia que je pouvais
reprendre la route. Il était hors de question pour moi de remonter dans
l’un de ces affreux camions. Il ne restait qu’une solution, tenter de
gagner la Géorgie à pied : cela ne faisait que trois cols, une dizaine
de jours de marche dans les montagnes, mais que faire d’autre ?!
Je descendis tant bien que mal dans la
vallée du Kou-Sou d’Andi, où j’appris que durant mon séjour à
l’infirmerie, il y avait eu encore quelques catastrophes du même genre
sur la même route. Je m’engageais péniblement dans le défilé sauvage que
j’avais déjà parcouru deux ans auparavant dans le sens inverse. A un
certain moment, je fus rattrapé par une caravane de mulets, tentais de
m’accrocher à eux mais ne parvins pas à les suivre : la douleur me
tenaillait de partout. A la sortie du défilé, j’obliquais dans une
vallée latérale. Là, il fallut grimper. A bout de forces, je terminais
ma journée en progressant à quatre pattes et à la nuit tombée, je fus
recueilli par les habitants d’un village haut-perché. J’appris que
j’avais réussi à faire 40 km ce jour-là ce qui, dans mon état était un
exploit. Je passais une journée entière allongé sur un tas de foin à
reprendre mes forces ; on m’avait promis de louer un cheval pour passer
le premier col, le plus élevé. J’étais déjà dans la zone des
hautes-montagnes. Le village se trouvait au pied de l’un des glaciers de
l’Addala-Choukhghel-Neïr, dont je connaissais l’autre face. Malgré le
mauvais temps, je décidais de continuer : j’avais une confiance absolue
dans la capacité des petits chevaux daghestanais. Sitôt enveloppé par le
brouillard, je laissais tomber les rênes et donnais au cheval la
possibilité de se débrouiller tout seul. A plus de 3 500 m, le vent
faisait rage et je fus pris dans une tempête de neige. Parfois émergeait
la silhouette immobile d’un berger enveloppé dans une «bourka», sorte
d’immense cape en peau de mouton qui servait tout autant d’habit que de
maison. La plus noble conquête de l’homme, comme je l’escomptais, me
mena à bon port.
Le reste ne fut plus qu’un jeu
d’enfant. Je franchis allègrement le dernier col et dévalais bientôt le
versant Sud, si abrupt, de la chaîne du Caucase. Je m’empressais de
rendre visite aux églises et monastères de Kakhétie pour y mettre des
cierges. Je passais le restant de mon été dans un petit village au bord
de la mer Noire. Après ce qu’il m’était arrivé, une envie forcenée de
travail s’empara de moi. Le Concerto itinérant avança à pas de géant.
13. A mon retour à Moscou,
je fus contacté par un certain Boldyrev, du ministère de la Culture. Ce
Boldyrev avait eu son heure de gloire avant la guerre : il avait été le
collaborateur de Cholpa, l’inventeur du premier synthétiseur, et avait
contribué aux premiers balbutiements de la musique électronique. Les
circonstances ayant changé, il s’efforçait d’oublier son passé douteux
d’avant-gardiste ; il y était parvenu à la perfection, ce n’était plus
maintenant qu’un bureaucrate craintif.– Savez-vous que le ministère de
la culture vous tient en grande estime et est fort chagriné de ne plus
voir votre nom sur l’affiche, débita-t-il sur un ton mielleux.
Je serrai les dents. Quelle crapule, quand même !
– Dans deux ans, le pays entier d’apprête à fêter le centenaire de la
naissance de Lénine. Nous voudrions savoir quel serait votre apport
personnel à cet évènement…une cantate, un oratorio, peut-être ? Il me
scrutait attentivement. Le ministère pourrait alors envisager de vous
passer commande;
– Ecoutez…il y a dans mon tiroir plein d’œuvres qui n’ont jamais été
jouées. Tant qu’elles ne le seront pas, il ne peut s’agir pour moi
d’accepter une commande.
– Mais qui les empêche d’être jouées?
– Comment…qui ? Mais vous !
Il feignit l’étonnement.
– Mais oui, mais oui…Je viens de proposer une de mes œuvres à la
Philharmonie de Leningrad. Ils m’ont répondu qu’ils ne pouvaient la
mettre au programme tant qu’il y aurait une sanction du ministère de la
culture
– Mais c’est impossible ! Le ministère n’est pas habilité à sanctionner quoi que ce soit.
– Je suis heureux de vous l’entendre dire…et si on cessait de jouer à ce petit jeu ?
Il avait subitement l’air vieux et malade.
– Savez-vous ce que c’est que la mort ? demandai-je à brûle pourpoint.
– Euh…Non…Pourquoi ?
– Eh bien moi, je viens d’en réchapper…Je n’ai maintenant plus peur et
voudrais vous dire ceci : j’en ai marre de vous et de votre système !
Gêné, il se leva.
– Cette conversation dépasse mes compétences ; elle est beaucoup trop
sérieuse. Je propose de la continuer chez mon chef, le camarade
Chtchipaline.
Le camarade Chtchipaline coiffait le département de la musique du
ministère. Bien que déjà chauve et bedonnant, il appartenait à la «jeune
génération», celle des cyniques qui s’habillent à l’occidentale et
fument des cigarettes américaines qu’ils achètent à la cantine du Comité
Central. Je dus mijoter dans l’antichambre pendant que Boldyrev le
mettait au parfum. En la porte s’ouvrit et Chtchipaline m’accueillit,
radieux :
– Alors…il y a quelque chose qui ne va pas ?
– Je voudrais mettre au point ma situation en tant que compositeur…Voilà
des années que je butte contre un mur : tout le monde se met d’accord
pour empêcher le public et moi-même d’entendre mes œuvres. Avouez que ce
n’est pas une situation normale ; aucun artiste qui se respecte ne peut
accepter cet état de choses.
– Mais pourquoi vous adressez-vous à moi, au fond ? Il y a une
organisation qui est censée défendre vos intérêts, l’Union des
Compositeurs…
– L’organisation qui, comme vous dites, doit défendre mes intérêts, n’a
fait jusqu’à présent que de me mettre des bâtons dans les roues…Je
refuse tout système de censure préalable. En ce qui concerne votre
ministère, j’ai pris connaissance d’une lettre et d’une circulaire que
vos services ont envoyé aux studios de cinéma, aux théâtres et aux
philharmonies pour les empêcher de m’employer.
– C’est une grossière invention ! Il n’y a jamais eu de lettre
pareille ! Puis, soudain, soupçonneux : – De qui tenez-vous cette
information ?
Il était visiblement mal à l’aise car il décida de changer de tactique.
– Au fond, votre malheur, c’est que vous ne voulez pas accepter le
principe de l’intermédiaire. Les intermédiaires ont toujours existé et
existent partout, même dans les pays capitalistes, qu’est-ce que vous
croyez !
– Avec la seule différence, rétorquai-je, agacé, que si un éditeur ou un
impresario ne veut pas de moi, j’ai toujours la possibilité de
m’adresser ailleurs.
– Dans notre pays, une organisation de concert est parfaitement apte à
décider ce qui convient ou non à son répertoire, et par conséquent, a le
droit de refuser vos œuvres si elles lui déplaisent. Vous ne voudriez
quand même pas que je leur impose votre musique !
– Est-ce que vous me permettez de répéter ce que vous venez de dire à la direction de la Philharmonie de Leningrad ?
– Bien sûr…mais pourquoi ?
– Ben, comme ça…Je trouve que c’est un point de vue qui n’est pas dénué
de fraîcheur. En conclusion, je voudrais simplement vous dire que si ma
situation ne change pas, je serais obligé de prendre des mesures
adéquates. J’ai été fair play jusqu’à présent, je n’ai rien envoyé à
l’étranger, mais je vous assure que ma patience est à bout et que je
peux changer d’avis.
– Dans ce cas, ce n’est plus devant un mur que vous vous trouverez, mais devant quatre !
On ne pouvait être plus clair ! Il se leva pour signifier que l’audience
était terminée. Je me fis un malin plaisir de l’énerver une dernière
fois.
– A propos de mur…Savez-vous ce que le jeune Lénine répondit quand il
fut convoqué pour la première fois par la police tsariste, qui lui tint à
peu près les mêmes propos que vous me tenez aujourd’hui…eh bien, il
répondit : « Votre mur est pourri, il n’y a qu’à lui donner un bon coup
de pied pour le voir à terre ! »
– Lénine avait en vue tout à fait autre chose.
– Mais non…la même, la même !
Et j’adressai un sourire charmeur aux deux promoteurs de la Culture que
je laissais complètement estomaqués. Le soir même, je communiquais à
Leningrad que le camarade Chtchipaline m’avait personnellement assuré
que le ministère n’avait aucun droit de s’immiscer dans les questions de
répertoire de la Philharmonie, et que par conséquent ladite
Philharmonie pouvait, si elle le voulait, mettre mon œuvre – en
l’occurrence Les plaintes de Chtchaza -, au programme.
– Je voudrais bien le croire…enfin, on va toujours essayer, entendis-je à l’autre bout du fil.
La censure existe légalement, – sous le nom de Gravlit -, envers la
chose écrite. Aucune publication ne peut paraître en URSS sans le tampon
du Glavlit. Son but avoué est d’empêcher la divulgation des secrets
d’Etat dont on a dans ce système une conception très élargie. Pour la
musique, c’est déjà plus compliqué. On ne peut tout de même pas
prétendre qu’un compositeur est capable de dévoiler des secrets d’Etat
dans sa musique ! Officiellement, il n’y a donc pas de censure pour la
musique. En réalité, elle est pratiquée de manière occulte par divers
organismes : le Ministère de la Culture, l’Union des Compositeurs, la
Section idéologique du Parti…qui se partagent la peine de donner des
directives, le plus souvent par le truchement du téléphone, commode
parce que ne laissant pas de traces, et, plus rarement, en envoyant des
circulaires. Tout ceci crée une certaine confusion qui permet aux
musiciens, quand ils sont assez malins, d’en profiter. Quant à Boldyrev,
il se manifesta encore une fois dans ma vie, bien plus tard :
– « Vous savez qu’on ne vous a pas oublié ! J’ai cette fois quelque
chose de très intéressant à vous proposer. Connaissez-vous l’existence
du Palais des Mariages ? »
Pendant des années, le mariage civil était perpétré dans des locaux
sinistres dénommés ZAGS, et réduit à sa plus simple expression : on
donnait un papier, quelqu’un vous mettait un tampon sur votre passeport
intérieur…et c’était tout. Les gens qui devaient déclarer une mort ou
une naissance passaient aussi par ce bureau, de même que ceux qui
voulaient divorcer : il y avait toujours trois aux quatre queues
distinctes, symbolisant le Cycle Eternel de la Vie et de la Mort. Les
jeunes allaient de plus en plus souvent se marier à l’église. Les
autorités, pour remédier à cet état de choses, décidèrent d’instaurer un
semblant de rituel. C’est ainsi que chaque ville importante eut son
Palais des Mariages. Là, on avait droit à un discours du député du
Soviet Suprême, du genre : – « Camarades ! Le couple est la cellule
initiale de notre société socialiste »…. Puis le préposé à la cérémonie
s’adressait d’une voix sévère : – « Fiancé ! Prenez votre fiancée sous
le bras et avancez ! » On avait doit ensuite au photographe et au
champagne, et le tout se terminait par l’inévitable marche nuptiale de
Mendelssohn.
– Eh bien, continuait Boldyrev, nous voudrions remplacer la marche de
Mendelssohn (parce qu’il était juif ?). Nous avons tout de suite pensé à
vous…une commande si originale ! Vous vous rendez compte, une marche
nuptiale soviétique !
– Vous vous foutez de ma gueule ?!
Cette fois, je l’envoyais carrément là où je pense.
14. Ces jours-ci, tout Moscou courait pour entendre les concerts du New York Pro Musica sous
la direction de Noah Greenberg. Si l’on ne compte pas les petits
programmes que j’avais essayé de faire, c’était la première fois que le
grand public avait le loisir d’entendre de la musique du Moyen-Age et de
la Renaissance chantée par des madrigalistes et jouée sur des
instruments anciens authentiques. Noah Greenberg remporta un vif succès
et fit une tournée triomphale dans le pays. Je me liais d’amitié avec
lui : il était clair pour moi que je devais persévérer dans cette voie :
six siècles de musique (et quelle musique !) parfaitement inconnue,
quelle aubaine ! Noah Greenberg me laissa pas mal d’instruments, de
partitions et de disques, tout ce qui me manquait jusqu’à présent pour
pouvoir faire un travail sérieux. Le grand problème était de trouver des
chanteurs. La culture vocale en URSS était au plus bas. On avait
décrété qu’il existait une soi-disant école russe de chant, ce qui était
certainement faux puisque toutes les grandes voix russes avaient été
formées en Italie. La plupart des vieux professeurs étaient morts et
l’on avait perdu la tradition. La majorité des chanteurs se recrutaient
parmi les jeunes qui s’étaient découverts une voix après la mue sans
avoir reçu aucune formation musicale auparavant ; d’ordinaire, ils ne
savaient même pas lire les notes. Le répertoire était lamentable : les
théâtres montaient des opéras russes ou soviétiques, et pour la musique
occidentale, quelques opéras de routine : Carmen, La Traviata, Faust…Il était hors de question de jouer des opéras de Mozart, sans parler de Wagner, par manque d’interprètes qualifiés. Les Lieder Abend étaient
rares à l’affiche et l’on chantait surtout des romances traditionnelles
russes. Il était évident que ce n’était pas dans ce milieu qu’il
fallait chercher.
En attendant, je préparais quelques
concerts. Je m’amusais dans l’un d’eux à faire passer en contrebande
l’œuvre d’un compositeur d’avant-garde italien, Donatoni. Tous les
programmes doivent être soumis à la censure ; je noyais son nom parmi
d’autres noms italiens plus connus comme Scarlatti et Frescobaldi. La
censure pensant que Donatoni était un auteur baroque, n’y vit que du feu
et laissa passer. Ce fut une saison extrêmement fertile ; je donnai
pour la première fois l’intégrale des Suites françaises de Bach et consacrais toute une soirée aux virginalistes du Fitzwilliam Virginal Book.
Entre-temps, non sans difficulté, j’avais trouvé des chanteurs qui
n’étaient pas analphabètes et quelques instrumentistes ; je pouvais
commencer à préparer mon premier grand programme de musique prébaroque.
Les difficultés étaient énormes. Outre mon incompétence en matière
vocale, il fallait lutter contre l’ignorance totale de mes musiciens.
Ils n’avaient jamais chanté ce genre de musique, ne la connaissaient
point et même n’en avaient jamais entendu parler. J’avais devant moi un
terrain absolument vierge !
Je choisis un programme qui ne me semblait pas trop difficile, ni pour les artistes, ni pour le public : des extraits de La representazione di anime e dei corpi de Cavalieri, de L’Eurydice, de Péri, de l’Amfiparnasso,
d’Orazio Vecchi, ainsi que des œuvres vocales peu connues de
Frescobaldi. Je décidais de mettre le paquet et de m’occuper également
du côté visuel. Ayant trouvé au palais d’Ostankino, ex-propriété des
comtes Cheremetiev maintenant transformé en musée, de magnifiques
meubles Renaissance provenant de Florence, je me les fis prêter, ainsi
qu’une toile de maître italien du XVIe siècle. Un subtil jeu de lumière
agrémenté d’une sobre mise en scène parachevait ce concert-spectacle.
J’organisais un grand battage publicitaire autour de cette entreprise :
j’invitais pas mal de journalistes ainsi que la télévision. Le concert
avait lieu dans l’une des plus grandes salles de Moscou, la salle
Tchaïkovski, anciennement théâtre de Meyerhold, avec plus de trois mille
places. Pas mal de bruits avaient couru au sujet de ce concert, aussi
la foule se battait-elle à l’entrée. Le succès dépassa toutes mes
espérances…La scène était jonchée de fleurs, le public ne voulait pas
nous lâcher. J’avais touché juste!
Je me précipitais ensuite à Leningrad pour monter Les plaintes de Chtchaza. Le
camarade Chtchipaline, pour une fois, avait tenu parole et ne s’en
était pas mêlé (à moins qu’il n’ait tout simplement oublié). Puis
j’attendis l’arrivée de mes chanteurs avec lesquels je redonnais le
programme de Moscou six fois de suite ! J’étais complètement épuisé,
aussi décidais-je de m’accorder une semaine de repos en faisant un petit
voyage sur la Volga. Je ne connaissais pas très bien la Russie
proprement dite, ayant été jusqu’à présent surtout attiré par les
confins orientaux de l’Empire, aussi me devais-je de combler cette
lacune. Je voulais visiter quelques villes de la Russie historique. La
débâcle venait de s’achever et je partis avec le premier bateau qui
ouvrait la navigation. Les rives étaient inondées par la crue : à cette
époque, le fleuve est presque deux fois plus large que d’habitude. A
l’approche d’Ouglitch, ancienne capitale de la principauté du même nom,
on apercevait une foule massée sur le débarcadère. Dès que l’amarrage
fut terminé, cette foule se rua sur le bateau en le faisant
dangereusement incliner. Je pensais que c’étaient des voyageurs…eh bien
non…tous ces gens se précipitaient sur le buffet pour acheter du
saucisson ! Il n’y en avait pas eu depuis le dernier passage du bateau,
huit mois plus tôt. J’assistais indifférent à la bagarre se déchaînant
devant moi : j’étais blasé. Je fus néanmoins profondément touché par ce
printemps si tardif, par ces églises à moitié en ruine, ces petites
villes si tristes qui végétaient misérablement au bord de la Volga.
Quelque chose bougea en moi, et je crois que pour la première fois je
ressentis que moi aussi, j’étais russe. A Moscou, je terminais la saison
en faisant un second programme avec mes chanteurs, cette fois consacré à
la musique espagnole de la Renaissance, qui eut encore un plus grand
succès que le premier. Nous décidâmes de continuer à travailler ensemble
et de constituer un groupe permanent.
15.
Au courant de l’hiver, j’avais reçu l’information qu’un bateau
était à vendre sur le lac Baïkal, en Sibérie. Ce bateau était une
vedette des garde-côtes américaines cédée aux Soviétiques pendant la
guerre grâce aux prêts-bails ; il avait échoué de façon mystérieuse sur
ce lac et avait été longtemps la propriété d’un ingénieur qui l’avait
retapé. Il était de dimensions imposantes et doté d’un puissant moteur
de 70 CV. Je l’achetais sans même l’avoir vu : mon goût de l’aventure
l’emporta, comme toujours. Je décidais de m’y rendre en train : le mythe
du Transsibérien est tenace. Il faut environ cinq jours jusqu’à
Irkoutsk. J’optais pour le train Moscou-Pékin par curiosité, ce train
était chinois. Les relations sino-soviétiques, sans encore avoir atteint
le degré d’hystérie auxquelles elles aboutirent par la suite, s’étaient
néanmoins fort dégradées. Au guichet de la gare, on me vendit mon
billet en me regardant avec étonnement. La radio dans le train diffusait
des chansons à la gloire de Mao, le thé était distribué dans des tasses
en porcelaine par des conducteurs chinois au visage de pierre qui
essayaient en même temps de vous refiler des brochures de propagande. Un
frisson stalinien me parcourut l’échine…
Nous étions déjà dans la partie
montagneuse de la Sibérie quand j’entendis parler français dans le
couloir : c’était un couple de braves lyonnais. Il s’adressait à sa
femme – « Regarde, Jeanne, ça ressemble au Jura ! Ça valait bien la
peine de faire 1 500 km pour voir la même chose ! » Ils faisaient partie
du tout premier groupe de touristes français admis en Chine populaire.
Je tombais bientôt sur le responsable du groupe qui me confia : « – Je
suis membre du parti communiste français, seulement il ne faut pas que
les autres le sachent. Vous, c’est différent, vous êtes Soviétique ».Que
voulait-il dire par là ? Il se plaignit ensuite qu’à Moscou, les gens,
apprenant qu’il était Français, lui adressaient d’abord plein de
sourires mais dès qu’il leur déclarait qu’il était communiste,
s’assombrissaient et l’évitaient ensuite. Il n’en comprenait pas la
raison. Le train entrait dans la gare de Taïchet, nom qui évoque pour
les Soviétiques les années les plus sinistres. Histoire de l’emmerder,
je lui demandais s’il avait entendu parler de Taïchet. Il répondit que
non. « – Eh bien, lui expliquai-je, Taïchet est le Buchenwald
soviétique. Des dizaines de milliers de détenus sont passés par là. Je
ne sais combien y sont restés pour toujours ». Venant d’un Soviétique,
il ne pouvait quand même pas affirmer que c’était de la propagande
bourgeoise. Il trouva bon de répondre : « – Oh ! Votre peuple est si
indiscipliné ! Probablement que votre gouvernement n’avait pas d’autre
solution. » Mon sang ne fit qu’un tour : j’avais envie de le gifler.
Mon voisin de compartiment s’avéra plus
intéressant. L’histoire qu’il me conta était pitoyable. C’était un
avocat très connu de Buenos-Aires. Sa grande passion était la chasse. Il
avait chassé dans tous les pays du monde, mais surtout en Afrique, au
Congo, au Kenya…Son visage était buriné ; il ressemblait un peu à
Hemingway, un peu à un buffle. Il me montrait des photos qui le
mettaient à l’avantage : shorts, casque colonial, pygmées portant des
trophées, etc…Un jour, il fut invité à une réception de l’ambassade
soviétique. L’ambassadeur lui dit « – Mais pourquoi ne venez-vous pas
chasser chez nous ? Nous avons aussi des tigres ! ». Il y a en effet des
tigres en URSS dans la région de l’Oussouri, près de Vladivostok. Ce
que l’ambassadeur avait oublié de mentionner, c’est que non seulement
cette région est strictement interdite aux étrangers, mais que même les
citoyens soviétiques ne peuvent s’y rendre qu’avec un permis spécial.
Notre Argentin, tout content de pouvoir compléter sa collection,
traversa l’Atlantique avec sa Land-Rover blindée et toute une panoplie
d’armes, ce qui lui coûta la bagatelle de 5 000 dollars. A Budapest, on
lui signifia qu’il était hors de question de pénétrer en territoire
soviétique avec une voiture pareille ; il abandonna la voiture et prit
l’avion jusqu’à Moscou. A Moscou, on le dépouilla de ses armes. Pour ce
qui est des tigres, on lui déclara qu’ils étaient tous dans la réserve,
tous numérotés, et que par conséquent toute chasse était impossible. En
guise de compensation, on lui proposa d’aller pêcher du poisson à la
ligne sur le lac Baïkal à raison de 40 dollars par jour. Pendant les
années cinquante, on avait construit une résidence sur la côte sud du
lac pour accueillir le président Eisenhower qui devait venir en visite
officielle. Eisenhower n’étant jamais venu, on transforma ce bâtiment
afin de pouvoir délester de leurs précieuses devises les quelques
étrangers désireux de voir la Sibérie. On mettait à la disposition des
étrangers des cannes à pêche et ils pouvaient se promener 200 m à
droite, 200 m à gauche…mais pas plus. Il me faisait, furieux, toutes ses
doléances en se promettant d’aller dire deux mots à l’ambassadeur lors
de son retour. J’eus pitié de lui et lui proposais de se joindre à moi.
Il fallait seulement éviter que l’Intourist ne lui mette la main dessus.
Le lac Baïkal est l’un des plus grands
réservoirs d’eau douce du monde (23 000 m3, autant que la mer Baltique).
C’est aussi le plus profond, 1741 m. Sa longueur est de 634 km. Entouré
partout de très hautes montagnes, il bénéficie d’un microclimat : dans
le sud, la flore est déjà presque méditerranéenne. Sa faune est
remarquable : il est peuplé d’une grande variété d’espèces
endémiques. Parmi les poissons : «l’omoul», de la famille des
salmonidés, dont le chair est exquis, et la «golomianka», poisson vivant
en très grande profondeur, aveugle et sans squelette…rien que de la
graisse ; s’il arrive d’en attraper un, il fond immédiatement au soleil
et il ne vous reste plus qu’une petite flaque d’eau dans la main. A
l’époque quaternaire, l’Océan Atlantique venait jusque-là, et c’est
pourquoi on y trouve aussi des phoques. L’eau est très pure, on peut la
boire. Elle est très froide aussi…A la surface, en plein été, la
température n’arrive guère à monter à plus de 6° ; dans les baies les
plus abritées, et là où l’eau n’est pas très profonde, on obtient
jusqu’à 16°. La débâcle, à cause de l’énormité de la masse, est
tardive : début juin. Mais par contre, le lac n’est saisi par les glaces
qu’en janvier ; c’est pourquoi l’automne y est beaucoup plus longue que
dans les autres parties de la Sibérie. Le Transsibérien, il y a encore
peu de temps, butait contre le lac ; en hiver, on mettait les rails sur
la glace ; en bonne saison, il y avait un ferry-boat. Depuis on a
construit une ligne qui contourne le lac par les montagnes du sud. La
partie méridionale est relativement peuplée, soit par des Russes – parmi
eux, beaucoup de vieux-croyants ou de Cosaques -, soit par des
Bouriates, autochtones de race mongole, lamaïstes sur la côte Est,
animistes à l’Ouest. Le Nord, par contre, est pratiquement désert, un
village de pêcheurs tous les 400 km, quelques Iakoutes sédentarisés et,
dans la taïga, des nomades Evenks, avec leurs troupeaux de rennes.
Je débarquais avec mon Argentin sur la côte et commençais des
préparatifs qui devaient durer plusieurs jours. C’était du sérieux –
cette expédition était dangereuse -, tout devait être prévu. Il fallait
méticuleusement étudier les courants et les vents, le lac étant sujet à
des tempêtes subites. La côte était escarpée et offrait peu de refuges.
Quelques baies où l’on pouvait accéder par d’étroits goulots étaient
considérées comme des abris sûrs, mais elles étaient rares. Également
rares, les points de ravitaillement, en particulier pour l’essence ; il
n’y avait que trois endroits où l’on pouvait s’en procurer. Un capitaine
que je questionnais et qui, auparavant, avait fait son service dans
l’Océan Pacifique, se souvenait avec nostalgie de cette tranquille
époque. Il me disait « – Le Baïkal, c’est le Diable ! On ne sait jamais
à quoi s’en tenir, il fait beau, c’est le calme plat et tout à coup, en
quelques minutes…Mais quoi ? Vous allez vous y aventurer tout seul, sur
votre petit machin ? C’est du suicide ! ». Pendant ce temps l’Argentin,
toujours très «colonial», déambulait sur le rivage en contemplant l’un
des plus beaux paysages du monde, des chaînes de montagnes s’élevant à
plus de trois mille mètres, recouvertes de neige éternelle se
réfléchissant dans le miroir du lac. Naturellement, quelqu’un le
dénonça : je lui avais pourtant bien dit de ne pas se montrer. Le
tchékiste de service, comme un polichinelle, surgit-on ne sait d’où. Il
me toisa avec arrogance. – Qui est cet homme ?
– Ben…c’est un Argentin.
– Comment…un Argentin
Je lui expliquais qui était cet homme et comment je l’avais rencontré.
J’appuyais surtout sur le fait que c’était un chasseur de tigres très
célèbre et que je considérais de mon devoir de l’aider.
– On connaît la chanson ! Ah, Ah… ! Un chasseur de tigres,
voyez-vous…Ces espions, ils se servent maintenant de n’importe quel
prétexte pour venir fouiner chez nous ! Comment vous, un Soviétique,
avez-vous pu être aussi naïf et croire à ces balivernes ?
Je tentais de le dissuader, mais en vain.
– Il doit immédiatement retourner chez lui. Il n’a rien à faire ici !
– Il me semble qu’il serait incorrect de le chasser après lui avoir
offert l’hospitalité. Qu’est-ce qu’il pensera alors de notre Patrie
Socialiste ?
– Débrouillez-vous, c’est votre affaire. Invoquez n’importe quel prétexte, mais je ne veux plus le voir.
J’allais porter la triste nouvelle à mon Argentin. Je ne lui cachais pas
que j’avais eu affaire à la police secrète. Il explosa :
– Comment ? Je n’ai même plus le droit maintenant de pêcher du
poisson ?! Quel foutu pays ! Comment pouvez-vous tolérer ça ? Chez nous,
il y a longtemps que le peuple serait sorti dans la rue et aurait fait
la révolution! Pour le consoler, j’allais acheter une bouteille
d’alcool. En Sibérie, en guise de vodka, on vend de l’alcool rectifié
titrant à 96° : soit on le coupe avec de l’eau, soit on le boit pur, en
l’accompagnant de thé glacé très fort (excellent pour le cœur, n’est-ce
pas ?). N’ayant pas l’habitude de ce genre de boisson, l’Argentin se
saoula illico. Il était assis devant moi, secoué de sanglots ; de
grosses larmes sillonnaient son visage si viril. Il ne faisait que
répéter : « – Ah, quel foutu pays ! Il y a longtemps que chez nous, on
aurait fait la révolution ! Même les Papous de Nouvelle-Guinée ne
m’auraient pas reçu comme ça ! »
Le lendemain, je le mis dans un taxi et le renvoyais à ses Papous.– Ben…c’est un Argentin.
– Comment…un Argentin
Je lui expliquais qui était cet homme et comment je l’avais rencontré.
J’appuyais surtout sur le fait que c’était un chasseur de tigres très
célèbre et que je considérais de mon devoir de l’aider.
– On connaît la chanson ! Ah, Ah… ! Un chasseur de tigres,
voyez-vous…Ces espions, ils se servent maintenant de n’importe quel
prétexte pour venir fouiner chez nous ! Comment vous, un Soviétique,
avez-vous pu être aussi naïf et croire à ces balivernes ?
Je tentais de le dissuader, mais en vain.
– Il doit immédiatement retourner chez lui. Il n’a rien à faire ici !
– Il me semble qu’il serait incorrect de le chasser après lui avoir
offert l’hospitalité. Qu’est-ce qu’il pensera alors de notre Patrie
Socialiste ?
– Débrouillez-vous, c’est votre affaire. Invoquez n’importe quel prétexte, mais je ne veux plus le voir.
J’allais porter la triste nouvelle à mon Argentin. Je ne lui cachais pas
que j’avais eu affaire à la police secrète. Il explosa :
– Comment ? Je n’ai même plus le droit maintenant de pêcher du
poisson ?! Quel foutu pays ! Comment pouvez-vous tolérer ça ? Chez nous,
il y a longtemps que le peuple serait sorti dans la rue et aurait fait
la révolution! Pour le consoler, j’allais acheter une bouteille
d’alcool. En Sibérie, en guise de vodka, on vend de l’alcool rectifié
titrant à 96° : soit on le coupe avec de l’eau, soit on le boit pur, en
l’accompagnant de thé glacé très fort (excellent pour le cœur, n’est-ce
pas ?). N’ayant pas l’habitude de ce genre de boisson, l’Argentin se
saoula illico. Il était assis devant moi, secoué de sanglots ; de
grosses larmes sillonnaient son visage si viril. Il ne faisait que
répéter : « – Ah, quel foutu pays ! Il y a longtemps que chez nous, on
aurait fait la révolution ! Même les Papous de Nouvelle-Guinée ne
m’auraient pas reçu comme ça ! »
Le lendemain, je le mis dans un taxi et le renvoyais à ses Papous.
16.
J’avais maintenant tout ce qu’il fallait pour mon expédition :
d’abondantes provisions, un tonneau contenant 200 litres d’essence, un
fusil à deux coups, un attirail complet de pêcheur, une carte de
navigation très précise et une caisse entière d’alcool à 96°.On m’avait
conseillé de prendre cet alcool pour pouvoir faire du troc dans le
Nord : c’était la seule monnaie acceptée par la population locale. Je
fis ma traversée jusqu’à l’île d’Olkhon sans histoires. Le temps était
au beau fixe. Les phoques, de nature curieuse, sortaient leurs têtes
sympathiques pour me regarder passer. Par un étroit passage entre les
rochers, je pénétrais dans ce qu’on appelle «La petite mer», partie du
lac séparée du reste par la grande île d’Olkhon. Ici s’arrêtait la
civilisation. Il n’y avait plus un seul village jusqu’à Nijnyi-Angarsk, à
400 km au Nord.
Je devais faire le plein d’essence une
dernière fois. C’est là que je fis connaissance avec les Bouriates.
M’étant mis à la recherche du vieux qui était préposé à la pompe, j’eus
le malheur de dire à quelqu’un que j’avais de l’alcool. Le bruit s’en
répandit comme une traînée de poudre. Je fus aussitôt entouré d’une
foule pleurnichante. Du gosse qui avait à peine appris à marcher jusqu’à
la vieille grand-mère, tous demandaient à boire. Le village entier
était alcoolique, probablement depuis plusieurs générations. Tout avait
commencé au XIXe siècle avec l’arrivée des marchands. Ils échangeaient
du tord-boyau contre de la marte et de la zibeline. Les indigènes
n’ayant aucune résistance, ils s’intoxiquaient rapidement. C’est ainsi
que se pratiquait la colonisation de la Sibérie. Les Bolchéviques, eux,
s’intéressèrent plus spécialement à la «promotion spirituelle» de ces
peuplades. On distribuait maintenant de l’alcool au compte-goutte, lors
de certaines occasions. Les autochtones manifestant une indifférence
profonde envers la chose politique, on réveillait leur sens civique à
coups «d’eau de feu», comme on la nommait ici. Le jour des élections,
les Bouriates savaient très bien qu’au bureau de vote, on pouvait se
procurer de la bière et du porto. Les résultats ne laissaient rien à
désirer : c’était toujours 97,3% de «oui». Il est vrai que le résultat
est le même dans tout le pays mais si, ailleurs, il a fallu employer la
terreur, ici on pouvait stimuler «le patriotisme spontané des masses» à
moindre frais.
La moralité dans ces conditions était
devenue une notion fort approximative. Dans les localités proches des
camps de concentration, on offrait toujours une bouteille à celui qui
livrerait le bagnard évadé. L’un des habitants du village me confia
qu’il avait fait son service militaire dans une sorte de commando chargé
de fusiller les condamnés à mort. Il s’était ensuite porté comme
volontaire parce qu’on payait bien et que l’on distribuait toujours
de «l’eau de feu». Il était actuellement en vacances. Je lui demandais
s’il éprouvait quelque chose en tuant ses semblables. Il me répondit
d’un air buté :– Ben non, pourquoi ? Pan- pan…puis c’est fini.
Dans les périodes de manque, les gens se
débrouillaient comme ils pouvaient. Certains champignons vénéneux
avaient la réputation de procurer une euphorie. Lorsqu’il arrivait d’en
dénicher un, on s’empressait de le grignoter puis on retournait bien
vite à la maison ; les vertus du champignon se transmettaient à autrui
grâce à l’urine. On faisait boire son urine d’abord au plus vieux, qui
pissait à son tour et tendait le récipient au suivant. Ce système aurait
pu être perpétuel mais malheureusement, le taux d’euphorie baissait
après chaque opération. On terminait avec les poupons «pour qu’ils
dorment mieux».
Dans la région de la Léna, il y avait un
kolkhoze qui avait trouvé le moyen de fabriquer de l’eau de vie avec…du
lait. Toute la production laitière dudit kolkhoze y passait, chacun y
trouvait son compte : le président du kolkhoze grossissait les chiffres
du Plan et touchait des primes ; les kolkhoziens étaient en état
d’ébriété permanente. Pendant un certain temps, tout marcha à la
perfection. Malheureusement, les kolkhoziens perdirent tout sens de la
mesure. Le lait arrivait en ville de plus en plus rarement et
finalement, la source se tarit définitivement. Pourtant, les chiffres de
production ne faisaient qu’augmenter. Il était quand même impensable
que l’on puisse consommer une telle quantité sur place. On envoya une
commission et le pot aux roses fut découvert.
Ces populations alcooliques et dont la
majorité était atteinte de syphilis héréditaire étaient vouées à la
disparition. Dans le Grand Nord, de petites minorités nationales
dispersées dans la toundra croupissaient dans des «républiques
socialistes autonomes» en attendant que, comme on le leur avait promis,
les orangers fleurissent sur le Cercle polaire. Les statistiques étaient
pourtant éloquentes : il ne restait, par exemple, pas plus de 400
Ioukaghires. Ce n’est certes pas en Sibérie que les Russes auront à
affronter les problèmes raciaux lors de la décolonisation ! Cependant la
foule continuait de me harceler. Ils essayaient de me flatter bassement
en me donnant du «Grand Chef» mais ils n’arrivèrent pas à me soutirer
une seule goutte. Je maudissais ceux qui m’avait conseillé cette méthode
de troc. Quand ils comprirent qu’ils n’obtiendraient rien, ils me
laissèrent enfin en paix. Complètement écœuré, je longeais un vaste
stand au-dessus duquel trônait un Lénine désignant du bras un avenir
radieux ; sur un fond qui autrefois avait dû être rouge, quelqu’un avait
tracé d’une main mal assurée : «Vive l’amitié entre les peuples» et
«Serrons nos rangs autour de notre Parti bien-aimé» !
Heureux de me retrouver à nouveau seul
sur le lac, j’essuyais ma première petite tempête. J’étais complètement
recouvert de lames d’eau et faillis heurter un navire qui me faisait
désespérément des signaux pour m’inciter à m’abriter. J’y parvins non
sans difficulté, et le soir, grillais de l’omoul en l’accompagnant d’une
bonne rasade d’alcool, que j’étais bien décidé à garder pour moi. Le
dernier point habité était la station météorologique du cap des
«Macchabées». Cette macabre appellation était due à la quantité de
navires qui avaient échoué là. Par une ironie du sort, le directeur de
la station se nommait Mertvetsky, ce qui pourrait se traduire
par «monsieur du cadavre». Ne supportant plus les lazzis de ses
subalternes, il avait demandé maintes fois à être muté, toujours sans
résultat. Le paysage devenait de plus en plus sauvage et grandiose. Le
lac atteignant ici sa plus grande largeur, on ne voyait plus l’autre
bord. Le fait de ne plus rencontrer personne était fascinant et
inquiétant à la fois. Mais il y avait tant de compensations ! Je faisais
souvent des haltes pour bénéficier de cette nature intacte. C’est ainsi
que je tombais sur une prairie entière d’edelweiss.
17.
Un jour, j’aperçus pourtant une fumée sur le rivage. J’accostais, par
curiosité. Deux êtres humains préparaient une «oukha», sorte de soupe de
poissons. Il était difficile de définir leur sexe et leur âge. Vêtus de
haillons, les cheveux en broussailles, le visage marqué par les
intempéries, ils ressemblaient à de clochards. Ils ne manifestèrent
aucune espèce de joie en me voyant, me répondant par monosyllabes. Ils
partagèrent toutefois leur soupe avec moi. Je parvins tout de même avec
beaucoup de peine à discerner que c’était un homme et une femme. Il y
avait du reste encore un enfant que je n’avais pas remarqué, une petite
fille d’environ trois ans. Ils ne parlaient presque pas, mais d’après le
peu qu’ils disaient, je pouvais juger qu’ils n’étaient pas de la
région. Après le repas, l’homme plongea dans une vieille tente toute
rapiécée et ressortit avec un transistor. Il se mit à écouter avec
avidité une émission américaines consacrée au jazz moderne. Quant à la
fille, elle se plongea dans la lecture d’un roman de Faulkner. Tout cela
me paraissait fort étrange. Je n’osais pourtant pas trop les
questionner. Visiblement, ils n’avaient pas confiance. L’atmosphère se
dérida peu à peu après que j’eusse raconté qui j’étais et d’où je
venais. Voici en fin de compte ce que j’appris.
Ils avaient fait leurs études à
l’université de Rostov. Comme beaucoup de jeunes maintenant, ils se
posaient des questions. Ils refusaient cette société, mais que
pouvaient-ils entreprendre ? L’idée que l’on puisse lutter ne les avait
même pas effleurés, le samizdat et la lutte pour les droits sont un
phénomène relativement récent. La pesanteur du pouvoir avait engendré
des générations d’êtres bien-pensants : il était bien difficile de
croire que l’on pouvait changer quelque chose. Le dégoût de la réalité
les poussa à choisir la solution extrême, à se transformer en Robinson
volontaires. Ils pensèrent avec raison que la Sibérie, continent
pratiquent inhabité, pourrait devenir leur terre d’élection. Ils avaient
amassé quelques économies et, sans passer leur diplôme d’Etat,
maintenant inutile, choisirent de se réfugier dans la région du Baïkal,
seul endroit de toute la Sibérie d’où le vent, souvent violent,
parvenait à expurger les moustiques. Ils achetèrent un petit bateau et
découvrirent cette côte déserte. Le premier soir, ils avaient brûlé dans
une sorte d’allégresse leurs papiers d’identité ; ils vivaient
maintenant de chasse et de pêche sur une étendue de 400 km. L’été, ils
se déplaçaient le long de la côte ; ils passaient l’hiver à l’intérieur
de la taïga dans des cabanes de trappeurs. Ils se procuraient les choses
nécessaire – munitions, sel et sucre -, en faisant le troc avec les
pêcheurs. Quelquefois, ils se rendaient clandestinement en ville, mais
pas plus d’une ou deux fois par an. Voilà déjà cinq ans qu’ils vivaient
de la sorte.
Je passais trois jours avec eux et eus le
loisir de les observer. Mis à part le côté romantique de l’entreprise,
on pouvait se poser la question de savoir comment ils avaient fait pour
survivre, surtout l’hiver, quand le thermomètre atteignait souvent -50°.
N’était-ce pas payer trop cher la liberté ? Et en était-ce vraiment
une ? Un labeur harassant les accaparait de l’aube jusqu’au soir.
C’était presque du métro-boulot-dodo transposé sous d’autres conditions.
Ils avaient néanmoins cru possible de faire un enfant qu’ils élevaient
tant bien que mal ; il était impressionnant de les voir emmener cette
petite créature au large afin de poser leurs filets, dans leur frêle
esquif et par n’importe quel temps. Ils ne pouvaient évidemment pas la
laisser toute seule sur la berge.
Qu’en est-il advenu de ces gens ?
Sont-ils toujours là ? Ce phénomène est pourtant relativement récent en
Sibérie. Ceux-là avaient choisi ce genre de vie bénévolement, mais pas
mal de personnes y étaient acculées par nécessité : c’était pour eux
l’unique planche de salut. Les évasions des camps de concentration ont
de tous temps existé, mais d’ordinaires, elles se terminaient mal : soit
les prisonniers étaient repris, soit ils succombaient dans la taïga. Il
arrivait pourtant que certains d’entre eux, les plus résistants,
s’accrochent et mènent un semblant de vie en se transformant en
sauvages. D’autres, ayant purgé leur peine, refusaient de retourner à la
vie «normale», craignant d’être arrêtés de nouveau ou, au mieux, d’être
soumis à des brimades perpétuelles. Ils choisissaient alors ce genre de
liberté.
Une autre catégorie était fournie par les
membres de sectes religieuses, persécutées depuis toujours. Ces
derniers s’efforçaient de vivre dans la taïga, isolés en communauté. Il y
a des années de cela, une histoire stupéfiante avait été colportée : un
groupe d’explorateurs était tombé sur un village entier de
vieux-croyants du temps de Pierre le Grand. Tout y était, y compris les
costumes et le langage. Ils fuyaient les persécutions depuis plus de
deux siècles, s’éloignant de plus en plus pour s’isoler complètement.
Non seulement ils n’étaient pas au courant du régime actuel, mais ils
n’avaient jamais entendu parler de Napoléon ! Quelle aubaine pour les
historiens et les ethnographes ! L’endroit dûment repéré sur la carte,
on envoya une expédition spéciale avec mission de les étudier…et aussi
de les mettre au courant des bienfaits de la société socialiste. Quand
cette nouvelle expédition arriva sur place, elle ne découvrit que le
fondement des maisons : tout le reste avait été brûlé, les habitants
s’étaient évanouis dans la nature, fuyant de nouveau le Diable (cette
fois, ils n’avaient pas tout à fait tort !). On n’arriva jamais à les
retrouver. La Sibérie n’est peuplée que le long des grands axes de
communication, c’est-à-dire le Transsibérien et les grands fleuves. Le
reste, c’est la taïga, des milliers de kilomètres de forêt vierge. Ce
continent nous réservera encore bien des surprises, il est aussi
inexploré que l’Amazonie. Je dis adieu à mes nouveaux amis qui, une fois
de plus, m’adjurèrent de bien faire attention, me décrivant avec force
les dangers qui me guettaient. Hélas, ils n’eurent que trop raison !
18.
Je naviguais depuis déjà depuis quatre jours, admirant le
paysage, toujours aussi splendide, quand soudain, alors que j’étais dans
une petite crique, un bruit inquiétant se fit entendre puis il y eut
comme un brusque heurt, et le bateau cessa d’avancer. Pourtant, le
moteur marchait. Je hissais le bateau sur la grève et me mis à démonter
le moteur. Je croyais mes connaissances en mécanique suffisantes pour
pouvoir déceler ce qui ne fonctionnait pas. Je vérifiais pièce par
pièce, tout semblait en ordre. Je remis le bateau à l’eau, le moteur
tournait mais le bateau ne bougeait pas. « Bah, me dis-je, légèrement
agacé, je trouverai bien demain », et partis chasser. Je tuais un
magnifique canard et sur le chemin du retour, tombais sur une de ces
cabanes de trappeurs dont j’avais entendu parler. J’y transportais mes
effets et après avoir dévoré mon canard, m’installais pour ce que je ne
pensais n’être qu’une nuit. Tout autour, on entendait rôder les ours ;
ces charmants plantigrades ne se gênaient aucunement pour souligner leur
présence. Le matin, je re-démontais le moteur…puis le remontais. Pour
le re-re- démonter, etc…A bout de forces, je me laissais choir dans
l’herbe. Je commençais à réaliser que ma situation n’avait rien de
drôle. Evidemment, j’avais des provisions pour environ un mois. La pêche
étant ici pour ainsi dire miraculeuse, en dix minutes on avait, sans
aucun effort, un seau de poissons. Et puis après ? Il n’y avait
absolument aucune chance que quelqu’un ne vienne jamais par-là, l’état
délabré de la cabane était suffisamment éloquent ; on n’y avait pas mis
les pieds depuis plusieurs années. Il restait environ 200 km à faire
jusqu’à Nijnyi-Angarsk. Mais par quel moyen ? Il y avait bien des rames
dans le bateau, mais vu ses dimensions ainsi que les tempêtes qui se
déchaînaient régulièrement sur le lac, se lancer dans une aventure
pareille relevait de la démence pure. J’envisageais un moment de
sacrifier ma tente pour essayer d’en faire les voiles puis, réflexion
faite, abandonnais également ce grotesque projet. Chaque soir, je me
couchais de plus en plus perplexe…en attendent pour le lendemain Dieu
sait quel miracle. Dix jours d’écoulèrent ainsi. Comme je n’avais plus
grand-chose à faire, j’explorais soigneusement les environs. J’avais
découvert sur un promontoire un éperon rocheux qui s’avançant sur le
lac, sur lequel je montais souvent pour scruter fiévreusement
l’horizon…Jamais rien ! La question que je me posais le plus souvent
était en soi banale, surtout pour un homme dans mon cas. Cela revenait à
se dire : « Au fond, qu’est-ce que je fous là » ?
L’explication en était pourtant bien
simple : je ne risquais pas de rencontrer ici les deux frères jumeaux,
IDEOLOGIE ET TERREUR. Partout où le système avait laissé son empreinte
hideuse, les gens et la vie étaient dénaturés. Mais grâce au ciel,
l’immensité de ce pays permettait à des types comme moi de respirer un
peu. Je m’amusais parfois à m’imaginer ce qu’aurait pu être le
Liechtenstein avec un régime pareil : un «Huis-Clos» socialiste ! Ceci
dit, j’étais constamment tiraillé entre mon désir d’évasion et Moscou,
seul endroit où je pouvais quand même faire de la musique. Ma vocation
m’a empêché de claquer la porte définitivement : je savais que
j’apportais un peu de réconfort à mes malheureux compatriotes. Je
repensais au couple que je venais de rencontrer. La destinée
voulait-elle que moi aussi, je reste ici à jamais ? Mais non…les
madrigaux italiens du XVIe siècle me trottaient dans la tête.
N’attendant plus rien du lac, je pris la stupide résolution de
m’enfoncer dans la taïga avec le vague espoir de tomber, sait-on jamais,
sur des traces humaines. Je m’y engageais avec un léger équipement et,
très vite, je fus confronté avec la dure réalité : une forêt si dense
qu’on ne voyait plus le ciel ni la terre, avec un amoncellement
inextricable de roches et de troncs pourrissants qu’il fallait sans
cesse escalader pour s’enfoncer ensuite jusqu’au genou dans une sorte de
mousse…Les moustiques de la terre entière s’étaient donné rendez-vous
dans ce royaume de l’humidité. Le liquide anti-moustique dont je
m’aspergeais toutes les trois minutes ne me fut d’aucun secours, il
avait plutôt la vertu de les attirer. Je savais que seules les femelles
piquent ; ce n’était pas de nature à me consoler, il aurait été vain en
ce moment de me demander de rendre hommage à l’Eternel Féminin. Après
avoir exterminé mon premier milliard, je cessais cette lutte inégale et
ce qui restait de mon visage s’abandonné à la voracité de ces petits
êtres malfaisants. La frivolité de mon escapade m’avait plongé dans un
bain d’amertume et m’incita à rebrousser chemin. Facile à dire…Pendant
six bonnes heures, j’errais à l’aveuglette, il me semblait reconnaître
tantôt une racine, tantôt un arbre…Probablement que je tournais en rond.
J’étais au bord de la crise de nerfs.
Finalement, je décidais de monter le plus haut possible, peut être
trouverais-je un endroit découvert permettant de s’orienter. Après une
succession interminable de monticules et de ravins, je fus acculé à un
éboulis que j’attaquais de front. L’éboulis se rétrécissait vers le haut
et sur son faîte, un immense tronc barrait le passage. Je m’agrippais à
deux mains à la surface visqueuse du tronc, opérais un rétablissement,
et me trouvais nez à nez…avec un ours, qui pratiquait le même exercice
de l’autre côté. Nous nous dévisageâmes en silence pendant quelques
secondes, une intense stupéfaction se lisait sur sa bonne gueule.
Puis…d’une manière très solennelle, très lentement, nous nous tournâmes
réciproquement le dos et continuâmes notre chemin. Chut ! Surtout ne pas
déranger le voisin !
Je n’ai jamais eu peur des ours, peut-être à cause des ours en peluche
de mon enfance. Pourtant, c’est un animal dangereux. Pas mal d’histoires
terribles circulaient à leur sujet en Sibérie. Il y en avait de drôles
aussi : l’une d’elles m’avait particulièrement diverti : une jeune fille
se promène dans la forêt : tout à coup dans une clairière, elle tombe
sur un énorme ours des montagnes. Avec beaucoup de présence d’esprit,
elle sort de sa poche la Pravda et se met à lire l’éditorial à haute voix ; l’animal s’enfuit sans demander son reste…Si non è véro…
Je me trouvais maintenant dans une sorte
de marécage et pataugeais laborieusement dans une boue nauséabonde.
C’était une difficulté d’un autre ordre, mais la forêt, au moins,
s’éclaircissait. Je me frayais un chemin à travers les buissons et des
roseaux vers le bord du marécage et, à un moment donné, là où la terre
devenait plus ferme, il me sembla apercevoir des traces de sabots.
Logiquement, il devait y avoir tout près un sentier qu’utilisaient les
élans pour aller s’abreuver. Je le trouvais facilement. Je me mis
presque à courir pour échapper au harcèlement continu des moustiques :
ils ne m’avaient pas donné une seconde de répit, les salauds ! Ayant
franchi une crête et traversé, toujours en courant, une pinède, je
tombais en arrêt : devant moi s’étalait un grand lac de montagne d’une
beauté saisissante. Je me déshabillais à toute allure et me jetais à
l’eau, elle était glaciale, mais c’était la seule possibilité de se
débarrasser des moustiques. Je nageais vigoureusement vers le milieu du
lac et me mis à faire la planche. Je fus aussitôt entouré d’une nuée de
poissons qui collaient à moi et me becquetaient de leurs lèvres
charnues. C’était de leur part un réflexe de curiosité, je devais être
le premier homme de leur vie. Quand je bougeais, ils s’enfuyaient, bien
sûr, mais revenaient sans crainte me redonner des petits baisers,
sensation amusante, insolite et même un peu inquiétante.
Il y avait une île sur ce lac. Je décidais d’y passer la nuit. Je
retournais vers la rive et mis mes vêtements sur un tronc que je
poussais devant moi. L’île était spacieuse et confortable et surtout…il
n’y avait pas de petites bêtes. Je n’avais rien à manger, il fallut me
contenter de faire du feu pour me réchauffer. Toute la nuit, je
m’occupais à la réanimer ; il ne pouvait être question de dormir, il
faisait trop froid. Le matin, on n’y voyait que goutte, tout était
enveloppé de brume. Je me forçais dans un sursaut de volonté à replonger
dans cette eau glaciale. A l’autre bout du lac, je découvris un sentier
qui semblait aller dans la bonne direction. Je l’empruntais et, après
deux heures de marche, me retrouvais « chez moi ». Encore quelques jours
se passèrent…J’avais repris mon poste d’observation sur le promontoire.
Mes yeux me faisaient mal à force de regarder dans les jumelles. Tout à
coup, j’aperçus un point noir à l’horizon. C’était certainement un
navire…mais si loin, si loin ! Il passait, je pense, à 15/20 km de la
côte. Comment attirer son attention ? Je commençais par faire un grand
feu, puis je dressais un pan de ma tente sur une rame et, en la
brandissant, entrepris une espèce de danse sauvage qui, dans mon esprit,
était censée signifier un SOS. Je l’entrecoupais de coups de fusils
tirés en l’air, peut-être l’eau porterait-elle le bruit suffisamment
loin. Il y avait évidemment peu de chance que l’on puisse me remarquer,
vu la distance, mais je persévérais, saisi par la frénésie du désespoir.
A un moment donné, il me sembla bien que le navire avait changé de
direction, mais c’était encore trop loin pour en juger vraiment. Tout de
même, bientôt je dus me rendre compte à l’évidence que le miracle
s’était produit : le navire avait changé son cours et se dirigeait
nettement sur moi ! Une heure après, il stoppait à l’entrée de ma
crique. Je voyais le capitaine sur sa passerelle qui me hurlait quelque
chose à travers son porte-voix. Il ne pouvait approcher plus près à
cause des rochers. En employant la langue des sourds-muets, nous finîmes
par nous comprendre. Une chaloupe fut détachée, on vint m’aider à
rapidement ranger mes affaires, mon bateau fut pris en remorque et
moi-même, hissé à bord. Ce sauvetage tenait effectivement du miracle :
le capitaine avait soudain eu envie de chasser ; s’étant rapproché de la
côte, il cherchait à l’aide de ses jumelles s’il y avait des canards.
C’est ainsi qu’il m’aperçut. La règle est d’or sur le Baïkal : on
n’ignore jamais un signal, aussi douteux ou incongru soit-il. Même les
navires de fort tonnage – et c’en était un -, se portaient immédiatement
au secours…On ne laisse personne en danger.
19.
A Nijnyi-Angarsk, je pus me rendre compte de la gentillesse et
de la solidarité des Sibériens. On avait mis mon bateau en cale sèche et
toute une équipe s’était mise au travail pour découvrir ce qui n’allait
pas. Le roulement à billes dans le système de transmission qui faisait
tourner l’hélice avait été broyé. On ne pouvait trouver des pièces de
rechange sur place ; ce modèle était inusité. Dans l’un des ateliers du
port, on m’en fabriqua une de fortune. Garantie : un mois. Dans ces
conditions, je ne pouvais continuer mon voyage qu’avec beaucoup de
circonspection. Quand je voulus payer les mécaniciens, ils refusèrent
avec une sorte de fierté. Ils n’acceptèrent pas davantage l’alcool que
je leur offrais. « Pourquoi, disaient-ils, voulez-vous nous
corrompre ? » Ces hommes étaient rudes d’aspect, leurs paroles étaient
farcies des jurons les plus obscènes qu’on puisse imaginer, et Dieu sait
pourtant si la langue russe est riche en expressions de ce genre, mais
ils avaient le cœur grand et ouvert et leur serviabilité n’avait pas de
limites. Quelle différence avec les habitants de la Russie centrale !
Les populations d’origine russe – en tout cas dans cette partie de la
Sibérie – , étaient pour la plupart des descendants des Cosaques, donc
d’hommes libres. Ils n’avaient point connu le servage ; les cataclysmes
sociaux ne les avaient pas touchés, la guerre civile n’ayant effleuré
que les villes situées le long du Transsibérien. Ils étaient
relativement aisés, encore qu’isolés, peu contrôlables. Tout ceci avait
contribué à créer un autre type d’hommes : plus trace de cette servilité
et de cet abrutissement que l’on rencontre hélas si souvent dans les
campagnes russes. Eh oui, les gens redeviennent naturels quand on leur
fiche la paix !
J’avais atteint l’extrémité nord du
Baïkal. La première partie de mon voyage s’achevait…J’étais décidé à
faire le tour du lac et à explorer la côte Est, bien que ne disposant
plus des mêmes moyens. Mais ceci est tout à fait une autre
histoire. Naturellement, ces tentatives d’exploration avortèrent
rapidement. Deux jours après avoir quitté Nijnyi-Angarsk, quelque chose
se cassa définitivement et je dus à nouveau être remorqué par un bateau
de pêche. Les gens sur le bateau se nourrissaient de poisson cru et
étaient perpétuellement saouls. Une nuit, je fus réveillé par une fumée
âcre qui pénétrait par mon hublot. Je sortis en toussant : le bateau
brûlait. L’équipage était ivre-mort. Même le timonier ronflait, appuyé
sur sa barre. Je m’aperçus alors que nous n’étions pas loin de la côte,
on voyait briller quelques lumières. Je me laissais glisser dans ma
barque, coupais l’amarre et ramais de toutes mes forces. Une demi-heure
plus tard, l’alarme était donnée. Le bateau et l’équipage furent sauvés,
et le capitaine, mis aux arrêts.
On me fit de nouvelles réparations avec
des moyens de fortune et le reste du voyage consista en manœuvres
laborieuses pour tenter de regagner mon point de départ, où j’arrivais
sur une épave que je dus abandonner sur la rive après avoir essuyé une
ultime tempête…
20. Avant
de regagner Moscou, j’avais encore un devoir à remplir : visiter les
lieux d’exil de mes ancêtres. Mon aïeul, le prince Serge Volkonsky,
avait comploté contre le tsar et avait fait parie du mouvement dit des
« décembristes », ce qui lui avait valu le bagne à perpétuité en
Sibérie. Sa femme l’y suivit bénévolement. Il passa quelques années les
fers aux pieds dans les mines de Nertchinsk et de Tchita. Par la suite,
sa peine fut adoucie, on lui permit de vivre dans le village d’Ourik à
30 km d’Irkoutsk. Les dernières années, il put s’établir à Irkoutsk
même. A l’avènement d’Alexandre II, il fut gracié, on lui rendit ses
biens ; hélas, il ne lui restait que peu d’années à vivre. Maintenant,
on appelle «décembristes» tout à fait autre chose : un certain décembre
parut un décret frappant les ivrognes coupables de troubles sur la voie
publique de peine allant jusqu’à 15 jours de violon avec photo sur le
tableau d’infamie. Naturellement, quand on parle de décembristes de nos
jours, cela peut prêter à confusion. Quoi qu’il en soit, depuis ma
tendre enfance, je m’étais fait rabâcher les oreilles par les
souffrances endurées par mon aïeul. C’était la moindre des choses de ma
part que de visiter ces lieux historiques.
Je trouvais
facilement la maison d’Irkoutsk. C’était une sorte d’hôtel particulier
en bois, en style «empire», comme on en trouve un peu partout dans les
villes des provinces russes. La maison était entourée de communs, de
logis et d’écuries. Dans la cour, du linge pendait et quelques poules
picoraient. Je pénétrais à l’intérieur. Dans le couloir, une dizaine de
réchauds à pétrole. L’odeur combinée de chou et de pipi de chat me
saisit à la gorge. Un prolétaire complètement ivre surgit :
– Qu’est-ce que tu cherches ici ?
Sans me nommer, je lui expliquais l’objet de ma visite, prétextant une curiosité historique naturelle.
– Ben oui…C’est bien ici…C’est
comme cela qu’on exilait à l’époque des tsars ! Le prince Volkonsky
vivait seul avec sa famille dans cette maison. Il avait des domestiques,
un équipage. Voyez les écuries : il y a maintenant au moins une dizaine
de familles dedans ; quant à la maison, on a un réchaud à pétrole pour
trois familles, on n’a même pas de cuisine, on doit faire notre popote
dans ce corridor à tour de rôle…Eh oui, c’est ainsi…nous sommes
maintenant des hommes libres et l’Etat nous prend tout jusqu’au dernier
kopeck.
A ce moment, il fut happé par un bras qui
s’était faufilé par l’entrebâillement d’une porte, et l’on entendit une
voix acariâtre proférer :
– Est-ce que tu vas bien te taire !
Chaque fois que tu as bu, c’est toujours la même chose. On finira par
avoir des ennuis !
Le bras s’activa et le prolétaire disparut
derrière la porte. Je quittai l’hôtel particulier du prince en exil en
riant sous cape.
Noblesse oblige, je visitais encore le
village d’Ourik. La maison des Volkonsky avait été transformée en école.
Je rencontrais une très vieille femme qui affirma que sa grand-mère avait fait la lessive chez les Volkonsky. «Il paraît qu’ils étaient très gentils avec le petit peuple» …
Après ce pèlerinage familial et
révolutionnaire, je repris le Transsibérien. Le train était bondé de
jeunes étudiants qu’on avait envoyé, à la place des vacances, construire
le nouveau chemin de fer Taïchet-Bratsk-Nord Baïkal, sorte de nouveau
Transsibérien cette fois bien éloigné de la frontière chinoise.
Auparavant, c’étaient les millions de forçats des bagnes staliniens qui
faisaient ce genre de travaux. Maintenant, on employait des étudiants.
Sous un soleil torride, dévorés par les moustiques, nourris de bouillie,
ils devaient consolider les remblais dans les marécages, trimbaler des
tonnes de traverses, fixer les rails. N’ayant aucune expérience, leur
travail n’était pas d’une productivité excessive. Ils devaient
recommencer plusieurs fois la même chose et même en s’appliquant,
n’arrivaient qu’au vingtième du rendement d’une équipe professionnelle.
Il va de soi que refuser le privilège d’aussi bonnes vacances leur
aurait valu l’exclusion pure et simple de l‘institut où ils faisaient
leurs études…
21.
A Moscou, je repris mon travail avec mes madrigalistes. Il
s’agissait maintenant de donner un statut légal à notre ensemble.
Biélotserkovsky, le directeur de la philharmonie, voulait bien me
prendre sous son égide mais il fallait absolument le visa du camarade
Chtchtipaline. Ça, il n’y avait rien à faire, on ne pouvait passer
outre. Comme je m’étais colleté avec lui il n’y avait pas si longtemps,
j’appréhendais bien sûr cette rencontre. Dieu merci, je m’y rendis en
compagnie du directeur qui se lança dans un grand discours :
– Oui, disait-il, il faut absolument détourner notre jeunesse de
l’influence pernicieuse du pop et de l’Occident en général ! C’est pour
cela qu’il faut soutenir cette initiative.
– Nous ne sommes aucunement intéressés par un ensemble qui se consacre
exclusivement à la musique ancienne, répliqua froidement Chtchtipaline.
– Mais vous n’y êtes pas du tout, m’immisçais-je, rassemblant tout le
culot dont j’étais capable. La musique ancienne n’occupera qu’une
portion infime de notre répertoire. Ce que nous voulons, c’est créer une
sorte d’opéra mobile qui portera les splendeurs de la musique
soviétique réaliste-socialiste jusqu’aux kolkhozes les plus reculés !
Je développai cette idée en lui racontant n’importe quoi.
– A la bonne heure, dit-il enfin. Je vois que vous êtes devenu
raisonnable. Continuez sur ce chemin et nous finirons par nous entendre.
C‘est ainsi que naquit l’Ensemble Madrigal de Moscou. Il est vrai qu’au début, il se prénomma Ensemble Vocal.
Il me fallut près de deux ans pour faire admettre le mot Madrigal. « –
Qu’est-ce c’est encore ça, Madrigal ? demandaient les fonctionnaires.
Est-ce le nom d’un singe ?». Quelques personnes du Parti eurent encore
des réticences de la dernière heure, ils subodoraient la perversion
idéologique, mais finirent par se lasser. J’ai souvent pensé qu’en
haut-lieu, au fond, on préférait que je me perde dans les raffinements
des maniéristes du XVIIIe siècle plutôt que de me voir ébranler les
fondements du réalisme socialiste par mes compositions. Pour être juste,
les conditions pour ce travail étaient favorables : tous mes musiciens
furent incorporés à la Philharmonie de Moscou avec un salaire décent, ce
qui leur permettait de travailler à plein temps pour moi. La première
tournée donna lieu à deux incidents qui méritent d’être cités : le
premier, à Ordjonikidze, capitale de la république autonome d’Ossétie.
Le ministre de la culture de ladite république, grosse dame
mi-concierge, mi-duègne, me prit à part pour me confier que le premier
secrétaire du Parti, lequel nous avait honoré de sa présence, avait jeté
son dévolu sur l’une de mes chanteuses. Il s’agissait d’une fille, ma
foi fort jolie, native de l’Equateur. En toute simplicité, le ministre
me prévient qu’à la gare, au moment du départ, la chanteuse serait
accostée par plusieurs personnes qui l’emmèneraient et en «prendraient
soin» ; il fallait surtout faire semblant de ne rien voir. Elle m’assura
que la chanteuse nous rejoindrait au plus tard dans trois jours. Je me
précipitai pour mettre au courant tout le monde, sauf l’intéressée,
naturellement. Sur le quai, nous formâmes une haie autour de notre
Béatrice qui ne se doutait de rien. Les «personnes» n’osèrent point
approcher, et le premier secrétaire du rester sur sa faim.
L’autre incident eut lieu à Krasnodar,
dans le Sud de la Russie. A la sortie du concert, je fus assailli par
une masse de gens. « – Excusez-nous, nous n’avons pas réussi à obtenir
de billets. Nous n’avons jamais entendu Gesualdo. Nous sommes restés
dans la rue pendant tout le concert, espérant que… ». Je fis rentrer
tout le monde et nous redonnâmes le tout. Tant que les programmes
n’étaient que des excursions dans un lointain passé occidental, je n’eus
point d’ennuis. Il me vint l’idée malencontreuse d’étudier la musique
religieuse russe. Je mis au programme trois chants sacrés d’un auteur du
XVIIIe siècle. Le directeur artistique de la Philharmonie, le camarade
Grinberg, qui supervisait tous mes programmes, désira les écouter. Il se
précipita ensuite dans son bureau pour téléphoner. Il me fit monter peu
après :
– Nous ne pouvons pas laisser passer ces œuvres.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est de la propagande religieuse.
– Mais nous avons pourtant beaucoup de musique sacrée dans notre répertoire.
– Oui, mais c’est chanté en latin ; les gens ne comprennent pas.
– Pourtant, on expose bien des icônes, dans les musées. Personne ne s’avise à dire que c’est de la propagande religieuse.
– Les icônes, voyez-vous, n’ont qu’une action passive, tandis que
chanter sur scène des prières, cela peut avoir une influence active sur
les masses.
Il n’y avait rien à faire, il fallut céder. L’activité de l’ensemble se
déployait. Nous commençâmes à sillonner le pays dans tous les sens.
Certaines années, nous eûmes jusqu’à 120 concerts par saison. Comme la
juridiction et les compétences du camarade Grinberg s’arrêtaient à
Moscou, je jouissais d’une plus grande liberté lors de mes tournées. Je
me permis, en province, d’interpréter les fameux chants religieux
russes. Pour ne causer d’ennui à personne, ils n’étaient pas inclus au
programme : nous les chantions toujours en bis.
22.
J’avais entre temps fait connaissance avec deux charmants
Français désireux de visiter le Caucase en voiture. Ils en avaient reçu
la permission, et l’été venu, je m’offris à les guider. Nous quittâmes
Moscou dans une 2 CV. Il faut dire tout de suite qu’à la fin du voyage,
il n’en restait pas grand-chose, ce qui n’est certainement pas la faute
du constructeur mais était imputable à la qualité des routes
soviétiques. Ces routes sont jalonnées de postes GAI, police routière
dont la fonction diffère quelque peu de celles des autres pays : bien
qu’appartenant à un autre ministère, elle est en fait subordonnée au
KGB. Chaque voiture qui passe est immédiatement signalée au poste
suivant. Les plaques des voitures étrangères ont une autre couleur que
celles des soviétiques, ce qui permet de les repérer facilement. Les
étrangers, en principe, n’ont guère le droit de s’éloigner de plus de 40
km de Moscou. Pour faire un voyage en voiture, il faut en faire la
demande plusieurs mois à l’avance, en expliquant les motifs. Mais même
la permission reçue, on ne peut quitter l’itinéraire rigide qui vous est
proposé. Si par hasard la voiture n’apparaît pas au moment escompté, on
envoie des motards à la recherche de ces maudits étrangers. A la sortie
de Kharkov, nous fûmes arrêtés par deux sbires, l’un en uniforme,
l’autre en civil. – Passeport…Feuille de route !
Celui qui était en civil étudia à la loupe les papiers en question.
– Sur votre feuille de route, il est signalé que vous n’êtes que deux. Qui êtes-vous (il me fixait), vous êtes Français aussi ?
– Non, je suis Soviétique.
– Alors, vous n’avez pas le droit de vous trouver dans cette voiture. Vous devez descendre immédiatement !
– Je ne partirai pas d’ici sans mon ami, intercéda l’un des Français.
– Ne vous inquiétez pas, monsieur, nous le mettrons dans une autre voiture où il pourra voyager tout aussi bien.
De quelle voiture il pouvait s’agir, on pouvait s’en douter ! J’attirais
le sbire dans un coin et essayais de lui faire croire que j’avais une
mission spéciale du ministère des Affaires étrangères et que j’étais
censé accompagner ces gens d’une manière officieuse. Bref, je lui fis
comprendre que j’étais plus ou moins son collègue. C’était bien la
première fois de ma vie que j’essayais de me faire passer pour un agent
du KGB. Mon interlocuteur eut peut-être des doutes, car je ne lui
exhibais aucun insigne ni ne lui chuchotais aucun code à
l’oreille…Pourtant, il nous laissa passer. Il est vrai que la présence
d’un Soviétique dans une voiture étrangère est une chose quasiment
impossible : personne ne serait assez fou pour se fourrer dans un pétrin
pareil, les gens avaient trop peur. Dans son raisonnement, je ne
pouvais que remplir une mission très spéciale.
Néanmoins, je ne tenais pas du tout à jouer ce rôle tout le long du
voyage. J’avais l’espoir qu’une fois arrivés au Caucase, on nous
foutrait la paix, la mentalité étant quand même très différente, les
flics plus indolents et corrompus. Hélas, ce ne fut qu’illusion ! Le
voyage devenait de plus en plus fastidieux. On ne pouvait admirer une
seule fresque sans voir surgir toute une équipe de policiers. Des
motards apparaissaient de derrière les fourrés dès qu’on s’avisait de
s’arrêter pour souffler. Ils ne se cachaient jamais et faisaient montre
le plus souvent d’une stupidité incroyable. Ils nous interpellaient pour
les motifs les plus futiles, par exemple pour demander quelle était la
marque de la voiture. Une fois, l’un d’eux me dit : « – Expliquez -leur
que nous avons perdu leur trace hier et que nous étions très inquiets
pour eux». Une autre fois, nous dînions tranquillement dans un
restaurant en plein air quand un homme m’invita à danser ; il y a au
Caucase, comme chez les Grecs, des danses masculines. Entre deux
entrechats, il me souffla à l’oreille : « – Les cuisines sont bondées de
flics ! Est-ce que c’est pour toi ?».Cette fois, j’en eus assez. Le
voyage touchait presque à la fin, je leur avais montré plus ou moins
tout ce qu’il leur était permis de voir. Je les priais de m’excuser et
de me permettre de continuer seul. J’espère qu’après tant d’années, ils
m’ont pardonné de les avoir abandonnés.
23.
Il ne restait en fait au Caucase plus qu’un seul endroit
où, hormis les régions frontalières, je n’avais jamais mis les pieds :
c’était le pays des Khevsours. La tentative avortée de 1961 me poussait à
recommencer. J’appris sur ce que les Touchètes, leurs plus proches
voisins, s’apprêtaient à célébrer leur grande fête annuelle, sorte
d’action de grâce qui coïncide avec la pleine lune. Je décidais de
commencer par leur rendre visite. Les
Touchètes, de race géorgienne, forment un groupe à part par leurs
coutumes. L’été, ils sont dispersés dans trois vallées sur le versant
Nord du Caucase et pratiquent l’élevage. L’hiver, pour ne pas être
coupés du monde, car il n’y a point de routes, ils se réunissent dans
une seule grosse agglomération en Kakhétie, au pied des montagnes, où
ils produisent de merveilleux tapis de feutre dont les dessins
auraient fait pâlir d’envie Miro. L’hélicoptère, unique moyen de
liaison, était déjà rempli de ces joyeux montagnards quand j’y pris
place. En prévision de la fête, ils ramenaient en Kakhétie des outres
remplies de «tchatcha», tord-boyau rappelant vaguement le marc. Ils
étaient tous armés. Déjà pris de boisson, ils esquissèrent des danses
dès que l’hélicoptère eût pris de la hauteur, malgré toutes les
adjurations du pilote. A un moment donné, quelqu’un, en signe de joie,
voulut même tirer un coup de fusil en l’air. Le pilote eut juste le
temps de lui confisque son joujou.
La fête devait durer trois jours et trois
nuits dans la vallée la plus reculée, à une journée de marche de
l’endroit où nous atterrîmes. Les Touchètes, grâce à leur sortie
annuelle, ont réussi l’exploit d’accéder aux bienfaits de la
civilisation sans s’acculturer et en gardant leur mode de vie archaïque.
C’était un curieux mélange de rouge à lèvres, de transistors et de
coutumes remontant à des millénaires. Comme me l’expliqua savoureusement
un vieillard : « – En Europe, la culture a rempli l’outre et le contenu
a débordé sur nos montagnes». Le village, véritable forteresse – chaque
maison avait sa tour, comme à San Geminiano, mais en plus trapu – ,
grouillait déjà de monde. De tous côtés affluaient des cavaliers qui
amenaient des moutons destinés à être égorgés. Sur un monticule était
dressé un sanctuaire où l’on entretenait durant les fêtes un feu sacré
qui jamais ne devait s’éteindre. Les gardiens du feu se relayaient
toutes les heures. Seuls, les hommes avaient le droit d’y pénétrer. J’y
fus emmené par deux gaillards qui m’obligèrent à dévorer crus des
testicules de bélier. C’est ainsi que je reçus l’initiation. Au pied du
sanctuaire, les hommes et les femmes séparés en deux groupes bien
distincts, étaient assis en rond sur des pierres plates, attendant en
silence. On se serra pour me faire de la place. Soudain, un cri retentit
et les gardiens du feu commencèrent à jeter des multitudes de galettes
de froment chaudes : elles s’abattaient sur nous comme de la grêle, les
gens mangeaient en silence, les morceaux les plus estimés étant les
entrailles, le foie et le cœur, mais aussi de la viande crue que l’on
trempait simplement dans du gros sel, et des » khinkalis », sorte
d’énormes raviolis fourrés de viande hachée très épicée. Pour boire, de
la « bouza », boisson fermentée à base d’orge rappelant vaguement la
bière, et de la tchatcha. Puis virent les chants et les danses. Le
service d’ordre était assuré par des jeunes gens costumés en policiers
de carnaval, avec force décorations et sabres de bois. Ils sévissaient
quand quelqu’un avait trop bu, s’en emparaient et lui administraient une
fessés avec le plat du sabre. Le festin fut suivi d’une représentation
théâtrale. Comment décrire ce spectacle improvisé qui se jouait d’année
en année depuis des siècles sur un fond de glaciers et de neiges
éternelles ? Quelque chose qui ferait penser aux sotties du Moyen-Age,
ne serait-ce que par le sujet scabreux et la verve des personnages. Les
acteurs étaient toujours des gens du village, mais ils n’avaient le
droit qu’une fois dans la vie à un rôle.
Personnages : le mari, la femme, St-Georges, le juge, un âne, un cheval.
Décors : toutes les montagnes avoisinantes.
Sujet : La femme se lamente, son homme ne remplit pas son devoir
conjugal, soit qu’il coure autre part, soit simplement par paresse. Avec
forces mimiques expressives, elle tente en vain de le rappeler à ses
obligations. Le mari fait la sourde oreille. Elle prend alors une grave
décision, celle de s’enfuir de l’autre côté de la montagne (« Juste là,
derrière le glacier qui scintille au soleil» me montre du doigt mon
voisin), chez les Tchétchènes, musulmans et ennemis depuis toujours des
Touchètes. Peut- être là-bas trouvera-t-elle un homme qui pourra enfin
la satisfaire. Elle s’affuble d’une grosse pelisse de mouton, se charge
de marmites et d’ustensiles de toutes sorte et commence à gravir la
montagne. Le mari ayant constaté sa disparition, se lance à sa
poursuite. Il enfourche un âne et, péniblement, entame l’escalade. Lui,
c’est le personnage comique ; il tombe tout le temps, l’âne rue, bref,
sa femme n’est plus qu’un point noir en haut de la montagne qu’il
s’essouffle encore à mi-chemin, ce qui provoque l’hilarité générale. Ce
genre de théâtre ne connaissant que le temps réel, il faut remarquer ici
qu’il s’est déjà passé deux bonnes heures depuis le début du spectacle.
Maintenant intervient St-Georges, juché sur un magnifique cheval blanc.
St-Georges est le patron de la Géorgie ; avant de devenir chrétiens,
les Géorgiens adoraient la lune, d’où le cheval blanc que l’on retrouve
sur toutes les fresques, le dragon n’étant rien d’autre que l’empereur
Dioclétien. St-Georges s’élance donc pour ramener l’épouse volage et
rétablir l’honneur de la famille. Pendant ce temps, le mari a quand même
gagné du terrain, déjà il tient presque sa femme mais, elle, plus agile
que lui, se dérobe toujours. Mais voilà que St-Georges est là : il
ramène tout le monde au village. On instaure un tribunal. Le juge,
affublé des inévitables testicules de bélier qui lui pendent autour du
cou comme un collier (la balance de la justice), ouvre la séance. Il
questionne longuement : la femme lui explique sa fâcheuse situation,
puis s’en prend au mari qui essaye de se disculper. Le public – tout le
monde, y compris moi -, commente et prend parti tantôt pour l’un, tantôt
pour l’autre. Le juge énonce sa sentence : la femme a sur le fond
raison, mais son tort est d’avoir voulu se réfugier chez des ennemis,
aussi doit-elle regagner le foyer et servir fidèlement son mari ; quant
au mari, c’est lui le vrai coupable, car s’il avait bien fait l’amour,
jamais sa femme ne l’aurait quitté : il sera condamné à la bastonnade.
Sous les lazzis du public, les gendarmes s’emparent de lui et lui
administrent une correction avec leurs sabres. Tout ce spectacle aura à
peine duré cinq heures. Ensuite les chants et les danses reprennent.
Puis, la nuit, le pèlerinage à la source sacrée.
24.
Pendant la fête, j’avais trouvé des gens qui, eux aussi, voulaient
passer chez les Khevsours. Le col, à 4 200 m d’altitude, était situé à
deux jours de marche, ce qui nous obligea à louer un mulet pour porter
nos effets, ainsi que les services d’un guide. Les Touchètes ne tenaient
pas leurs voisins en grande estime. « Ils parlent la même langue que
nous, mais ce ne sont pas de vrais Géorgiens, ce sont de vrais
sauvages ». Le muletier voulait bien nous accompagner jusqu’au col, mais
pas plus loin. La dernière montée, sur un éboulis où les pieds
dérapaient sans cesse, fut particulièrement fastidieuse. L’altitude se
faisait sentir : à peine assis pour se reposer, tout le monde s’endormit
immédiatement par manque d’oxygène. Cet air raréfié rendit le dernier
bout encore plus pénible. Au sommet du col, on jouissait d’une vue
extraordinaire, nous y restâmes allongés pendant plus d’une heure. C’est
là qu’un de mes compagnons eut une idée plus que saugrenue : il décida
d’offrir à tout le monde une tournée de café turc. Il trimbalait dans
son sac de montagne tout l’attirail nécessaire, y compris les petites
tasses ! Ce café turc, terriblement fort, combiné à la raréfaction de
l’air, agit sur moi comme une drogue. Je devins comme fou. De l’autre
côté du col, il y avait aussi un éboulis qui se perdait au creux de la
vallée. Je déclarais que j’allais descendre sur mes fesses comme sur un
toboggan. Avant que l’on puisse m’arrêter, je m’élançai et disparus dans
un nuage de poussière. Maintenant j’aurais voulu freiner que je ne
l’aurais pu. J’entraînais derrière moi force pierres qui me retombaient
dessus, et plus la vitesse devenait vertigineuse, plus mon euphorie
croissait. Je ne sentais plus mon corps, j’étais devenu aérien, aucune
résistance, rien que la griserie de la vitesse. Je ne sais en combien de
minutes je parvins jusqu’au bas, où je restai immobile…Ce n’est qu’au
bout d’un moment que je m’aperçus que non seulement tous mes vêtements
étaient partis en loques mais qu’il ne restait pas grand-chose de ma
peau non plus. Ruisselant de sang, mais heureux comme tout, l’état
d’euphorie persistant, ce n’est que bien plus tard, la nuit, que
je ressentis de cuisantes douleurs. Une fois de plus, mon ange gardien
m’avait sauvé ! Pendant ce temps, mes compagnons dévalaient prudemment
la pente. Ils finirent par me retrouver en pensant qu’il faudrait me
ramasser à la cuillère. Telle fut mon entrée triomphale chez les
Khevsours.
Des Khevsours, il en restait bien peu.
Une grande partie avait été emmenée de force dans la plaine, sous
Staline. Sur place végétait à peine un millier d’entre eux. La plupart
des villages étaient abandonnés, une ou deux familles tout au plus. La
«capitale» – Chatili -, joyau d’architecture montagnarde, comptait douze
foyers. Les descendants des Croisés n’avaient pas fière mine. On se
serait cru dans une cour des miracles. L’un des vieux était affublé
d’une sorte de justaucorps rapiécé évoquant quelque peu la livrée d’un
laquais à la française. Une poule était perchée sur la tête d’une
femme, tête couronnée d’une incroyable coiffure afro de couleur rousse.
Cette couleur, les femmes d’ici l’obtenaient en se lavant régulièrement
les cheveux avec de l’urine. Sur des monceaux d’ordure pataugeait une
ribambelle d’enfants à moitiés nus, presque tous sourds-muets. Sur le
devant déambulait, comme si de rien n’était, un homme en cotte de
maille.
Un peu à l’écart se dressait la fameuse ville des morts. Les
Khevsours avaient résolu de manière fort originale le passage de la vie
à trépas. De sorte d’édicules, dans lesquels il fallait pénétrer par un
trou, s’élevaient à peine au-dessus du sol. L’intérieur n’était qu’une
profonde fosse emplie de squelettes aux poses incongrues. Beaucoup
d’entre eux portaient encore la trace de vêtements. En haut, près du
trou et contre le mur, un bas- flanc. Quand un vieillard sentait qu’il
fallait s’en aller, il se dirigeait de lui-même vers cette ville des
morts, se couchait sur le bat-flanc et attendait tranquillement que Dieu
veuille bien le reprendre. Ensuite arrivait le vieillard suivant qui
faisait basculer le cadavre du précédent dans la fosse en se couchant à
sa place, et ainsi de suite. J’appelais cela « l’ascenseur de la mort ».
Dans quelques années, il ne restera plus rien de ce peuple étrange :
ils auront tous pris l’ascenseur.
La légende veut qu’ils soient descendus des Croisés, faits prisonniers
et vendus en esclavage par les Musulmans. Ils se seraient enfuis et
réfugiés par la suite dans ces montagnes perdues. Il est vrai qu’une
autre tribu, les Svanes, leur dispute cette prérogative. Eux aussi, en
certaines occasions, mettent un habit blanc avec une grande croix rouge
sur la poitrine et se ceignent de l’épée.
25.
Cette même années, mes œuvres avaient été définitivement
interdites. Je perdis mes dernières illusions. Le directeur de la
Philharmonie de Leningrad, la dernière ville où je fus joué, reçut un
blâme et fut terrassé par l’infarctus de rigueur. Une nouvelle
circulaire signée par le ministre de la culture Fourtseva fut distribuée
à toutes les philharmonies de l’Union Soviétique.
André Volkonsky, France, 1975